A l’occasion du 50ème anniversaire de la Tamla Motown, Francis Dordor goûte pour vous le miel sauvage de la ruche de Detroit, avec 15 disques, platinés ou discrets, qui ont fait la légende du label. Cette semaine : Chris Clark, avec Love’s Gone Bad.
Chris Clark Love’s Gone Bad (1966)
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En 1963, inclure des artistes blancs à son catalogue ne figurait pas dans les plans de Berry Gordy, homme pourtant intrépide et peu dogmatique. Sans doute l’idée ne l’avait-elle même pas effleurée jusqu’au jour où une imposante jeune californienne d’1m 80, blonde platine aux yeux bleus avec un faux air de Kim Novak, pénétra dans son bureau, timide et en sandales. Toute sa vie, Chris Clark avait rêvé ce moment. Hal Davis, l’agent de Tamla Motown à Hollywood avait organisé pour elle ce rendez-vous inespéré au « mother office » de Detroit. Les circonstances de cette audition font encore sourire Gordy.
[attachment id=298]Très nerveuse au moment de rencontrer le boss, réputé pour son tempérament dictatorial et son incurable penchant au rentre dedans avec les femmes, elle se tordait lamentablement les doigts sur le divan installé devant le bureau de la secrétaire, Juana Royster qui chercha bientôt à la rassurer « Ne vous inquiétez pas, Monsieur Gordy est très gentil. » Sa petite bande démo dans les mains, elle s’avança tremblante dans l’antre de l’ogre. Gordy. écouta, n’aima pas la chanson mais beaucoup la voix.
A la fin, il demanda à la jeune fille de 18 ans d’interpréter a capella un autre titre, histoire d’en avoir le cœur net. Bien qu’embarrassée, car peu rompue à l’exercice, Chris se lança sans accompagnement dans une version de All I Could Do Was Cry, un morceau d’Etta James …qu’avait composé Gordy lui même. « La petite maline ! » se dit Berry, qui par ailleurs fut confirmé dans sa première impression. « Où avez-vous appris à chanter comme ça ? » Chris lui dit qu’elle avait grandi dans le milieu des musiciens de jazz de la West Coast. A une époque où Janis Joplin balbutiait ses premiers blues dans les bars de Port Arthur au Texas, une blanche dotée d’une voix aussi noire était chose rare. Gordy n’hésita pas : « Je vous signe ».
En sortant du bureau, elle fut arrêtée par Juana Royster qui la questionna « Alors ? Comment ça s’est passé ? » « Très bien, répondit Chris. Au début j’étais juste très nerveuse à cause de ce gros singe noir qui me fixait droit dans les yeux. » La secrétaire n’en croyant pas ses oreilles eut un mouvement de recul, un rictus d’horreur figé sur le visage. « Oh non, rectifia aussitôt la chanteuse, je veux parler du gros singe en céramique sur son bureau ». Juana reprit son souffle. « Oh celui-là !« fit-elle, soulagée. Avant de quitter le bureau, Chris l’espiègle eut quand même le réflexe d’ajouter: « Je ne voulais évidemment pas parler de l’autre… » Les deux femmes partirent dans un fou rire. Chris Clark fut engagée comme…secrétaire.
Elle le restera deux ans avant d’enregistrer une première maquette. Visiblement, le résultat n’était pas concluant, car elle dû reprendre son job de bureau pendant quelques mois. Puis en 1965, son premier single Do Right Baby Do Right, écrit et produit par Gordy et accompagné par les Lewis Sisters, pu enfin sortir. Etre signé sur l’un des nombreux labels subsidiaires de la Motown (Clark était sur V.I.P.) ne constituait qu’une première étape et sans doute la partie la plus facile. La suite prenait parfois l’allure d’un rodéo tant la concurrence était sévère. N’étaient réellement admis à retourner en studio que ceux qui restaient en selle, autrement dit dont les disques marchaient. Au moment où le second single de la jeune fille fut commercialisé, Chris et Berry Gordy était devenus amants. « Elle me procurait une forme de sécurité que je ne connaissais pas. Elle avait un esprit beaucoup plus vif que le mien. La plupart des couples mixtes que nous avons connus à l’époque ne purent jamais complètement évacuer la question de la couleur. Pour nous, il en fut différemment« écrit le producteur dans sa biographie.
Le problème racial s’immisca pourtant lorsque parut le second single de Chris en Juillet 66. Love’s Gone Back est à n’en pas douter un trésor caché Motown. Composé à la demande de Gordy par le trio vedette Holland Dozier Holland, c’est un rock soul avec guitares « raunchy ». La voix de Chris a ce côté teigneux, comme si elle chantait en montrant les crocs, dans un style proche de celui de la grande Etta James. Le titre fut bien accueilli. Il se plaça dans les 50 premiers des R’n’B charts et approcha le Top 100 national. Le fait que les radios noires l’aient mis en playlist était très encourageant.
Malheureusement, ses premiers passages à la télévision allaient tout remettre en question. En 1980, Chris Clark racontait : « Les programmateurs de ce que l’on appelait les « black radios » pensaient sincèrement que j’étais noire et faillirent avoir une crise cardiaque quand ils s’aperçurent qu’en réalité j’étais blonde comme du pop corn et aussi blanche que de la mousse à raser. » Du coup Love’s Gone Back fut aussitôt écarté des ondes et le titre fut abandonné au profit du nouveau single des Supremes, You Can’t Hurry Love. V.I.P. allait pourtant essayer de rattraper le coup en faisant enregistrer Love’s Gone Bad par un groupe de garage soul originaire du Michigan, The Underdogs. Leur version, qui figure dans le coffret Nuggets 1965-68, ne fait pourtant pas le poids face à l’original. Motown lança la même année un album de Chris Clark, Soul Sounds regroupant tous ses singles, dont I Want To Go Back There Again, qui était la suite de Love’s Gone Bad, et une adaptation du From Head To Toe de Smokey Robinson.
Mais l’élan était rompu et seule l’Angleterre, où on la surnommait « the white negress » titre dévolu jusqu’alors à Dusty Springfield, sembla s’intéresser à Chris Clark. Elle restera pourtant employée de la Motown jusqu’en 1989, travaillant notamment au scénario du film Lady Sings The Blues sur la vie de Billie Holliday, avec Diana Ross dans le rôle, ce qui lui valut une nomination aux oscars.
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