A l’occasion du 50ème anniversaire de la Tamla Motown, Francis Dordor goûte pour vous le miel sauvage de la ruche de Detroit, avec 15 disques, platinés ou discrets, qui ont fait la légende du label. Cette semaine : Smokey Robinson & The Miracles avec Tracks of My Tears.
Smokey Robinson & The Miracles Tracks of My Tears (1965)
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« C’est une pop song ! »m’avait dit un ami au sujet de Two Lovers, le dernier film de James Gray. Et ce simple avis avait suffit. Je suis allé voir le film qui m’a fort plu. Du reste en quittant le cinéma, et pour en prolonger le charme, j’ai eu envie d’écouter la chanson de Mary Wells intitulée Two Lovers, qui ne raconte pas la même histoire bien qu’elle ait pour thème la dualité à l’intérieur d’[attachment id=298]une relation amoureuse. Au début de la chanson, on pense que Mary a deux amants. Elle commence par vanter les qualités du premier, « doux et gentil », pour ensuite se plaindre du second qui la « traite mal » et la « rend triste ». A la fin, on s’aperçoit qu’il s’agit d’une seule et même personne et qu’elle doit accepter le côté obscur de son « lover » pour espérer être aimée. Two Lovers date de 1962, époque où Mary Wells était la seule véritable star de la Tamla Motown, et où Smokey Robinson, son auteur, y faisait pour ainsi dire la pluie et le beau temps. Surtout le beau temps si l’on considère qu’un grand nombre de hits composés pour le label entre 1962 et 67 l’ont été de sa main. En cela, Smokey appartient à cette espèce rare, celle des Cole Porter, des Lieber & Stoller, des Hoagy Carmichael, inlassables pourvoyeurs de chefs d’œuvres en miniatures dont beaucoup ont passé le mur du temps pour envahir l’imaginaire collectif. Citons pour exemple My Guy de Mary Wells, Ain’t That Peculiar, I’ll Be Doggone de Marvin Gaye, The Way You Do The Things You Do, My Girl des Temptations, autant de classiques signés William Smokey Robinson. A ce bref aperçu il faut évidemment ajouter You Really Got A Hold On Me, Going To A Gogo, Ooo Baby Baby et Tracks of My Tears qu’il enregistra à la même époque avec son groupe, The Miracles. Et qu’est ce qui peut rendre une chanson comme Track of My Tears à ce point indémodable ? Il y a évidemment ce grain de voix particulier, ce falsetto d’une troublante androgynie, bien plus troublant que celui d’un Anthony Johnson par exemple car infiniment plus aérien. Lorsqu’il chante, Smokey ne donne jamais la sensation que les principes masculin et féminin s’annulent en lui mais plutôt qu’ils s’épousent dans la texture même de sa voix. Ce qui est bien normal pour un interprète qui aura surtout privilégié le thème de l’amour, son trouble, sa magie, ses équivoques, les paradoxes qu’il soulève, les conflits qu’il provoque. Le génie de Smokey c’est aussi de pouvoir raconter une histoire avec une sidérante économie et des formules géniales grâce auxquelles la psychologie de son personnage est aussitôt mise à nue. Comme dans Ain’t That Peculiar lorsqu’il pousse Marvin Gaye à ce douloureux: « I know that flowers grow from rain/ But how can love grow from pain ? » Les paroles de Smokey sont d’une telle intelligence, d’une telle finesse, d’une si parfaite lisibilité que Bob Dylan himself déclarera qu’il était le plus grand poète américain vivant. Et c’était pas du tout pour déconner. Il est même vraisemblable qu’au moment où il accordait ainsi sa bénédiction, Dylan pensait à Tracks of My Tears, l’un des plus beaux joyaux de la couronne Motown, le « rosebud » de Smokey.
La chanson commence par quelques notes mélancoliques égrenées à la guitare par Marv Taplin, une intro inspirée par le Banana Boat Song, vielle scie du folklore jamaïquain rendue célèbre par Harry Belafonte. Puis le chœur des Miracles entre dans la ronde, comme l’aurait fait un ensemble doo wop, une fonction qu’ils n’avaient jamais cessé d’incarner d’une certaine façon. Smokey interprète un personnage qui affiche en public sa bonne humeur, qui fait figue de bout en train lors des soirées. Il sourit. On le voit danser au bras d’une fille dont tout le monde l’imagine amoureux. Mais au fond, ceci n’est qu’apparence. Il en bave. Comme dans Two Lovers (le film) c’est d’une autre dont son cœur est épris. Alors il joue une comédie bien connue. « Outside : I’m masquerading, Inside : my hopes are fading ». Les mots vous atteignent d’autant plus intimement que Smokey ne se plie jamais à la routine musicale. Ses harmonies comme ses arrangements échappent à ce qui chez Motown commençait à l’époque à devenir une formule. La progression mélodique est ici pur envoûtement, parce qu’on ne sait jamais où Smokey vous emmène vraiment. Ainsi, d’une chanson à l’autre, sa signature peut varier, et son point de vue changer. Ce qui en revanche ne saurait s’effacer chez lui, c’est cette dualité, ce rapport antagoniste à l’intérieur de la plupart de ses personnages, qui sur un autre terrain, plus théorique celui là, pourrait servir à illustrer cette fameuse « double conscience » décelée par le romancier Richard Wright. « Ces deux âmes qui s’affrontent dans un corps noir ». Tracks of My Tears traduit merveilleusement la profondeur d’une vie intérieure avec une telle élégance, une telle netteté, qu’elle rend forcément tout ce qui va suivre d’une écoeurante vulgarité . Il y a comme un parfum dans le sillage de cette chanson. A peine terminée, on souffre déjà de son absence.
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