A l’occasion du 50ème anniversaire de la Tamla Motown, Francis Dordor goûte pour vous le miel sauvage de la ruche de Detroit, avec 15 disques, platinés ou discrets, qui ont fait la légende du label. Cette semaine : Gladys Knight & The Pips avec I Heard It Trough The Grapevine.
[attachment id=298]Gladys Knight & The Pips I Heard It Trough The Grapevine (1967)
Ce matin du 18 Juin 1967, Berry Gordy réunissait ses collaborateurs dans le Quality Control Room de Hitsville USA, siège de la Tamla Motown sur West Grand Avenue à Detroit. Comme tous les Vendredis, se tenait le « battefield meeting » dont le principe était simple: on passait sur une platine l’ acétate des productions enregistrées au cours de la semaine, puis on élisait le morceau qui allait partir sous presse pendant le week-end.
Ce Vendredi là, deux titres de Marvin Gaye se trouvaient en compétition : Your Unchanging Love, écrite par le trio Holland Dozier Holland, et I Heard It Trough The Grapevine une composition co-signée par Barret Strong et Norman Whitfield. Pour avoir réussit Ain’t Too Proud To Beg pour les Temptations, Whitfield, jeune producteur de 26 ans, sentait qu’il avait le vent en poupe.
« Je marchais sur Michigan Boulevard et soudain cette idée m’avait littéralement sauté dessus. J’entendais souvent l’expression « I heard it trough the grapevine »* et je me suis dit que c’était un bon titre de chanson. Une fois chez moi je me suis assis au piano avec une ligne de basse en tête et la mélodie a suivi aussitôt. » L’histoire est celle, banale, d’un type qui apprend par la rumeur (trough the grapevine) que sa petite amie en voit un autre. Une première version enregistrée par les Miracles en Aôut 66 avait été refusée par Gordy. Cette mouture initiale finira par voir le jour sur l’album Special Occasion en 1968. On parle aussi d’une version intermédiaire par les Isley Brothers, également enterrée mais jamais exhumée, contrairement à celle des Miracles. Lors de la réunion de Juin 67, tous les avis se portèrent sur la nouvelle interprétation qu’en faisait Marvin et notamment celui, décisif, de Billie Jean Brown, la plus proche collaboratrice de Gordy, « sa « 3ème oreille », toujours assise à sa droite lors des réunions. Personnage sévère, au visage impassible, Brown était crainte des auteurs et les producteurs car c’est souvent elle que Gordy consultait en dernier ressort. Mais pas cette fois. Gordy préféra le titre de Holland Dozier Holland et refusa pour la 3ème fois I Heard It…
Whitfield commençait à croire sa chanson maudite. « Norman tenta de lui expliquer Gordy, j’aime bien les idées nouvelles mais il n’empêche, je préfère le titre de HDH. » Restait pourtant une option car chez Motown la devise était : « Le gagnant gagne et le perdant a le droit de recommencer. » … Deux mois plus tard, Whitfield tenta une nouvelle fois sa chance, cette fois avec Gladys Knight & The Pips, sans doute le groupe le plus atypique signé chez Motown à cette époque.
Originaire d’Atlanta en Géorgie, ce quatuor mixte avait débuté sur le mode d’un divertissement de famille. Constitué en 1952 lors d’une fête d’anniversaire en l’honneur de Merald Knight, il se composait, outre l’intéressé, de sa jeune sœur Gladys et de deux cousins, Willam Guest et Edward Pattern. Bien qu’elle soit âgée de 8 ans à l’époque, Gladys possédait une solide expérience pour s’être déjà produite au sein de différentes chorales dont celle de la Mount Moriah Baptist Church, du Morris Brown Choir et du Wings Over Jordan Choir ( le chœur des Ailes Sur le Jourdain !), remportant en outre le premier prix du Ted Mack Amateur Hour (2000$ !).
Très vite Gladys Knight & The Pips firent l’objet de propositions émanant de divers labels indépendants spécialisés dans la « race music ». Leur premier single, Ching Chong, sortira sur Supersonic en 1957. Gladys venait d’avoir 13 ans. S’en suivirent d’autres disques pour Huntom, Fury, Vee Jay, Maxx… Entre un engagement et une séance en studio, Gladys trouva même le moyen de devenir mère. Quand elle fut enceinte d’un second enfant, elle admis qu’il était temps pour elle de faire enfin ce métier pour gagner sa vie. En 1965, le groupe fut finalement contacté par la Tamla Motown, intéressé par cette formation remontant aux sources du gospel sans jamais donner le sentiment d’une régression. Whitfield leur proposa I Heard… mais doté d’un arrangement complètement différent par rapport à la version de Marvin. Plus syncopée et plus soul, au sens où on l’entend dans le sud, cette version se plaçait clairement sur le même terrain qu’Aretha Franklin.
Le chant de Gladys était du reste une parfaite réplique sismique du formidable tremblement vocal produit par Aretha. De guerre lasse, Gordy accepta de sortir le disque qui se mit à flamber aussitôt, atteignant la 2ème place des charts pop. En quelques semaines 2 millions d’exemplaires furent écoulés lançant définitivement la carrière du groupe. Ce soudain retournement incita alors Whitfield à pousser son avantage. En Octobre 68, il finit par convaincre Gordy de sortir la version de Marvin, qui commence sur un tempo plus lent, à la manière d’une danse indienne, et défend un tout autre point de vue. La où Gladys lui oppose la colère, Marvin accepte la douleur de cette rupture. Cette version cartonna encore plus. Deux nouvelles resucées estampillées Motown, produites par Whitfield, une par les Temptations (sur l’album Puzzle People), une autre par Undisputed Truth, sortirent entre 1969 et 1971. En 1970, Creedence Creedence Revival, s’inspirant de la version de Gaye, la transforma en un rallye psychédélique de 11 minutes pour l’album Cosmos Factory. Or plus on l’écoutait, plus son sortilège s’exerçait. Si bien que d’autres adaptations apparurent au fil des années, des plus étonnantes ( celle du groupe punk féminin anglais The Slits en 77 et du groupe new wave electro Tuxedomoon en 1987) aux plus orthodoxes (Tina Turner). Et depuis cette chanson longtemps répudiée, soumise à de nombreuses rebuffades, continue de prendre sa revanche.
*Littéralement « Je l’ai entendu à travers le vignoble » que l’on peut traduire par « mon petit doigt me l’a dit. »