Un père et une fille qui s’aiment trop, la vie communautaire dans un HLM de la SNCF, magnifiés par l’écriture fluide et sensuelle de Claire Denis.
Une ivresse doucereuse, un plaisir ambré, une hypnose sensuelle, 36 chandelles filmiques, zéro mal de crâne, voilà à peu près l’effet produit par 35 rhums. Claire Denis signe là un de ses films les plus simples et limpides (un père et sa fille qui ont du mal à se séparer), tout en faisant surgir de sa caméra le genre d’envoûtement sur pellicule dont on la sait capable. Dans son genre, 35 rhums est un film vaudou. Pourtant, on est loin des Caraïbes. Mais Claire Denis a l’art de brouiller les repères, de tout déterritorialiser. 35 rhums semble se situer en banlieue mais se passe à Paris, dans un quartier ferroviaire en lisière de l’intra-muros, mi-ville, mi-faubourg. Le personnage principal est Lionel, conducteur de train. Connaît-on beaucoup de films dont les héros sont salariés de la SNCF ? Lionel vit avec Joséphine. Sa femme ? Sa maîtresse ? Non, sa fille, mais on ne le devine pas tout de suite. Sur le palier voisin, il y a Gabrielle. L’ex-femme de Lionel ? La mère de Joséphine ? Joséphine a un petit copain. Elle devrait peut-être vivre avec lui, mais… Lionel voudrait bien que Joséphine prenne son envol, mais… On a toujours l’air un peu idiot à tenter de “raconter” un film de Claire Denis. Son cinéma ne fonctionne pas sur des récits lisibles à la virgule près, mais procède par coulées sensorielles, non-dits, ellipses, pointillés à combler, éclaircissements différés. C’est de la peinture en mouvement, de la chorégraphie, de la musique pour les yeux (et l’ouïe aussi : merci les Tindersticks et les Commodores !), une constante présence sensuelle de corps, de visages, de lieux, de couleurs… 35 rhums, ce sont des trajets de RER rendus désirables, cinégéniques. C’est une scène de mariage éludée, réduite à un sublime gros plan sur une nuque ornée d’un collier fleuri. On n’a pas encore dit que la majorité des personnages sont noirs ou métis. Faut-il le préciser ? Oui, parce que ces comédiens sont tous magnifiques, et parce qu’un casting majoritairement obamien demeure une exception dans le cinéma français. Non, parce que cela devrait aller de soi, parce qu’on ne remarque jamais que des acteurs sont blancs. Parce que noir ou pas, Alex Descas est l’un des acteurs les plus charismatiques du monde, et qu’il est dommage et injuste qu’il ne connaisse pas une carrière à la Auteuil. Les acteurs sont donc noirs, mais c’est à l’Extrême-Orient que l’on songe. Dans la finesse de la peinture des relations entre Lionel et Joséphine, dans cette zénitude des difficiles complexités filiales, dans cette pudeur bouleversante, il y a quelques gouttes de saké, quelques rayons de printemps tardif, quelques bouffées de nuages flottants. Le déplacement des repères se prolonge avec une escapade inattendue en Allemagne – les Blancs ont colonisé la planète, pourquoi les Noirs ne se déplaceraient-ils pas vers les brumes et colombages de l’Europe du Nord ? Le binôme père- fille part là-bas pour compléter laconiquement les béances de son puzzle familial sous le haut patronage de madame Ingrid Caven – tandis que Denis trace un arc filmique d’Ozu à Paris-sur-Afrique en passant par Fassbinder. Un père qui voudrait marier sa fille. Une fille qui ne parvient pas à abandonner son père. Une femme amoureuse sans retour. Le chagrin muet des travailleurs exilés. Une vieille légende où il est question de boire 35 rhums d’affilée. Une soirée improvisée dans un rade transformé en ultime refuge un soir d’orage. Des corps beaux et sensuels, même quand ils sont usés par l’âge et le travail. Un vieux slow-reggae irrésistible des Commodores (Nightshift, 1985). Un autocuiseur à riz bouleversant. L’attente existentielle. Le temps qui file. La mort au travail. Les transports urbains et filmiques. C’est tout ça, 35 rhums. De l’émotion, d’autant plus forte qu’elle n’est pas suraffichée. De la beauté, d’autant plus saisissante qu’elle n’est pas surlignée. De la mémoire cinéphile, d’autant plus émouvante qu’elle n’est pas épinglée comme une médaille mais diffusée dans tout le film comme une “présence”. La classe pure.
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