Sur d’épatantes musiques du compositeur Lucas Gillet, la chanteuse Élise Caron recouvre de sa grâce les poèmes de Dylan Thomas.
[attachment id=298]Derrière leur opposition de façade, les conformistes et les rebelles partagent une même vision du monde : ils vivent dans la conviction qu’il existe une norme, à laquelle ils ne cessent de se référer pour la justifier ou pour la combattre. Chacun de leurs actes, chacune de leurs paroles se construit sur cette croyance. Tout en eux est prévisible, couru d’avance. Heureusement, il est des hommes et des femmes qui, eux, ne fondent pas toute leur identité sur ce genre de considération. Ceux-là ont appris à se désintéresser de toutes les formes de pouvoir. Ils jugent superflu de les vénérer comme de les provoquer : dans un cas comme dans l’autre, ce serait leur accorder bien trop d’importance.
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Elise Caron appartient à cette rare et précieuse engeance. Chanteuse, compositrice, poétesse, flûtiste et comédienne, elle dessine depuis près de trente ans une trajectoire non fléchée, qui serpente entre les grands axes du classique, du contemporain, du jazz, de la chanson ou de la pop. L’expression “chemin de traverse” semble avoir été inventée pour elle ; non pas parce qu’elle méprise par principe les autoroutes, mais simplement parce qu’elle semble en ignorer l’existence. Ainsi avance-t-elle à la périphérie du monde musical, avec l’insouciante liberté d’une enfant qui n’aurait pas encore appris à se fondre dans des moules.
Cette indépendance, qui lui vaut trop souvent d’être repoussée à la marge des circuits de diffusion, Elise Caron l’a conquise en forgeant son propre répertoire (les albums Le Rapatirole et Eurydice Bis, le disque pour enfants Chansons pour les petites oreilles), mais aussi en mettant ses talents d’interprète au service de musiciens en cavale, évadés comme elle de l’univers carcéral des genres – de Jean-Rémy Guédon à Albert Marcoeur, de David Chevallier à John Greaves, de Claude Barthélémy au collectif Archimusic… Issue du classique, elle sait tous les plaisirs qu’offre la possibilité de se livrer corps et âme à l’écriture d’un autre.
Aujourd’hui, c’est dans les mélodies en escalier du compositeur et claviériste Lucas Gillet que son chant de soprano se promène. Fruit d’une complicité de vingt ans, l’album A Thin Sea of Flesh accorde aux poèmes touffus de Dylan Thomas un accompagnement musical qui n’est pas sans rappeler les belles dérives d’un Robert Wyatt ou d’un John Greaves. Un monde aux harmonies mouvantes et à l’instrumentation foisonnante (clavier, batterie, percussions, basse, guitares, flûte, choeurs…), dans lequel Elise Caron se meut comme un poisson dans l’eau. “J’aime ce qui a l’air évident et ne l’est pas, dit-elle, les musiques qui s’échappent et se résolvent de manière imprévisible. Les chansons de Lucas sont difficiles à interpréter, leur discours ne se finit jamais là où on s’y attend. Elles me font penser à un savon qu’on essaie de rattraper dans l’eau. Mais elles ont une logique de coeur et une force narrative qui permettent de les faire vivre et de leur donner chair.”
Contrepoint idéal des circonvolutions poétiques de Thomas, ce recueil de pop savante (ou de “pop savon” ?) est aussi un support de choix pour la voix d’Elise Caron, qui déploie avec sa justesse expressive habituelle l’éventail de nuances dont elle est la souveraine détentrice. Avec elle, les beautés inédites de A Thin Sea of Flesh relèvent de ces mystères qui enrichissent une vie de mélomane : voilà un disque qui intrigue et surprend sans cesse l’oreille, pour mieux la tenir captive. “C’est toujours très excitant de se retrouver devant une énigme”, souffle la chanteuse. D’autant plus lorsque cette énigme adopte, in fine, les atours d’une lumineuse évidence.
Album : Elise Caron & Lucas Gillet A Thin Sea of Flesh (Le Chant du Monde/Harmonia Muni)
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