Ascétique et clownesque, une balade avec les Rois mages entre Monthy Python et Straub. Confirmation du talent singulier d’un jeune cinéaste catalan.
Cela aurait pu s’appeler “En attendant Jésus”, sauf qu’en l’occurrence c’est Jésus qui les attend, ces étranges Rois mages, pèlerins replets, perdus dans un désert de rocaille blanche et noire, se demandant, entre deux siestes, s’ils ont bien fait de venir, avec ce maudit sable qui se glisse entre leurs doigts de pieds. Deux ans après Honor de Cavalleria et son Quichotte de poche, Albert Serra confirme ici l’étendue de son talent singulier, quelque part entre radicalité moderne, bouffonneries à la Monty Python et majesté lo-fi.
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Basse fidélité : la voilà, justement, la grande affaire de Serra, ce point d’ancrage miraculeux où les grands récits en roue libre – hier le pavé picaresque de Miguel de Cervantès, aujourd’hui les quelques lignes de L’Evangile selon saint Matthieu contant l’épopée des Rois mages – se découvrent une matérialité neuve. Dans le sublime En avant jeunesse, Pedro Costa parvenait, avec une esthétique proche (DV poussée à son acmé picturale, long plans-séquences avec des acteurs amateurs improvisant plus ou moins), à transformer des ouvriers en icônes.
Serra, lui, fait en quelque sorte l’inverse, sans que cela n’implique la moindre dépréciation pour les corps en présence – au contraire. Une fois le mythe épousseté de son héroïsme trompeur, place à la nature primitive, à la crête des montagnes embrumées, au crissement des grillons dans la lande, à l’odeur des feuilles après la pluie, au chant rêvé des oiseaux ; et au milieu de tout cela trônent trois personnages débonnaires, trois amis du réalisateur (on retrouve les deux qui jouaient Don Quichotte et Sancho Pança, accompagnés du père de ce dernier), trois hobos en robe de bure hésitant sans cesse sur le chemin à suivre. Pour eux, la crèche peut en effet bien attendre.
Une sorte de fatalisme heureux contamine le film et c’est, probablement, ce qui le rend si beau.
Si la méthode est restée à peu près inchangée depuis Honor de Cavalleria (ramener le mythe à son décharnement primaire), l’horizon esthétique est, lui, sensiblement différent : filmé dans un noir et blanc somptueux, Le Chant des oiseaux est plus abstrait, plus dépouillé, moins sensoriel aussi, que son prédécesseur, sans que cet ascétisme ne soit prétexte à une quelconque inertie. Au contraire, Serra y trouve matière à un comique revigorant, qui tient autant du théâtre absurde de Beckett (presque inévitable, il faut l’avouer, lorsque l’on filme l’attente dans un désert…) que d’un burlesque slow burn.
Un peu moins fort dès qu’il délaisse ses trois acteurs principaux, le réalisateur s’amuse ainsi, dans les meilleurs passages du film, de l’inadéquation de leurs corps embarrassés, trop gros ou trop vieux, avec un espace où la gravité les rappelle continuellement à son implacable loi : les Rois mages au pied d’une montagne, se demandant s’ils auront la force de grimper ; les Rois mages couchés sur un tapis de branches, incapables de se relever pour trouver un meilleur endroit ; les Rois mages minuscules dans l’immensité désertique, disparaissant derrière une dune pour réapparaître dans le désordre, et finalement prendre la direction opposée…
Seul moment de répit, une baignade inaugurale filmée en contre-plongée depuis les profondeurs, instant magique où la pesanteur s’est fait oublier. Mais, tout de suite, il faut repartir, et c’est à nouveau le sable, le vent, le froid, mais aussi les rêves, les anges et les serpents. Une sorte de fatalisme heureux contamine ainsi le film et c’est, probablement, ce qui le rend si beau : l’idée que ces trois-là sont sur terre pour autre chose qu’une mission, même divine – une fois accomplie leur offrande à Jésus, ils repartent pour de nouveaux horizons –, qu’au-delà d’un paragraphe biblique ou deux, ils jouissent, héros en cela modernes, d’une liberté inaliénable.
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