Avant de revenir sur le récent et frondeur The Eternal, long retour sur la longue, passionnante et variable carrière de Sonic Youth avec 5 albums en béton et 5 albums plus biscornus -l’histoire d’un groupe entre rigueur et désordre.
Le saxophoniste américain Steve Coleman regrettait un jour que la grande majorité des critiques n’analyse son travail que sous l’angle étroit de la chronique d’album, s’épargnant du même coup l’effort de l’embrasser dans sa totalité. Isoler chacun de ses disques du reste de sa production, c’était selon lui se condamner à étudier sa musique par le bout d’une toute petite lorgnette, et donc en rétrécir considérablement la portée et les enjeux.
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« Mes albums n’offrent pas un reflet parfaitement fidèle de ma musique, affirmait-il ainsi. Ils ne font que capter des moments très précis. Le parcours d’un artiste ne prend de sens que si on l’envisage dans sa globalité. On ne peut rien comprendre à l’œuvre de Miles Davis si on part du principe qu’il n’a jamais fait rien de mieux que Kind of Blue.”
La remarque de Steve Coleman s’applique parfaitement au cas des New-Yorkais de Sonic Youth. Pas tant en raison de leur longévité (28 ans) ni de leur abondante discographie (une quinzaine d’albums officiels et une myriade de projets parallèles) qu’à cause de leur approche singulière de l’acte musical et de la gestuelle rock.
Accouchant tour à tour d’improvisations chaotiques et de chansons parfaitement construites, de formats étirés et de précipités fulgurants, de projets composites et de disques taillés dans un même bloc, l’œuvre éclatée de Sonic Youth échappe naturellement à cette grille de lecture tristement binaire (« bon/mauvais », « parfait/imparfait », « passionnant/ennuyeux »…) qui sert trop souvent d’outil critique. La sélection discographique qui suit n’entend donc pas séparer le bon grain de l’ivraie, et ne prétend même pas être un petit guide d’achat à l’usage des néophytes.
En mettant en exergue cinq disques aux contours très tranchés et cinq disques au contenu plus indistinct, elle propose simplement une brève plongée dans un univers partagé entre rigueur et désordre – l’une et l’autre se frictionnant et se nourrissant depuis près de trois décennies dans un mano a mano qui aura produit de remarquables étincelles.
5 DISQUES EN BÉTON
[attachment id=298]BAD MOON RISING (1985)
Symbole avec EVOL (1986) du Sonic Youth première époque, ce disque brut de pomme et malcommode, hérissé de guitares stridentes et de voix vrillées, agence avec une précision diabolique toutes les forces dont le groupe usait jusqu’alors de manière (volontairement) désordonnée : décharges électriques réminiscentes de la no-wave, sècheresse et austérité post-punk, dérapages bruitistes incontrôlés. Sonic Youth, ici, aiguise aussi son propos en lançant quelques charges bien senties contre l’Amérique du sinistre Reagan (Society is a Hole, Satan is Boring…) ou en s’amusant à fouiller dans les recoins malfamés de son histoire (Death Valley ’69, hommage sauvage à Charles Manson). Ceux qui, alors, pensaient que la musique de Sonic Youth n’était que bouillie sonore et pur non-sens seront amenés à réviser leur jugement.
[attachment id=298]DAYDREAM NATION (1988)
La frange hardcore des fans de Sonic Youth a coutume de présenter ce double album comme le sommet indépassable du groupe. Vingt ans après, Daydream Nation impose effectivement sa magistrale force de frappe, son premier round fracassant (le claquant Teenage Riot), son urgence jamais démentie, son irréprochable cohérence. Après le déjà très réussi Sister (1987), il amène surtout Sonic Youth au point de jonction exact entre déluges électriques et éclaircies mélodiques : c’est sous ce front musical instable que le groupe réalisera ses plus hauts faits d’armes. Aujourd’hui, les New-Yorkais reconnaissent d’ailleurs volontiers que Daydream Nation est la matrice dans laquelle nombre de leurs projets ultérieurs auront germé – c’est le cas de leur excellent petit dernier, The Eternal.
[attachment id=298]DIRTY (1992)
Un an plus tôt, Nirvana a décroché la timbale et les hordes grunge ont envahi les terres de l’indie-rock. Pour beaucoup de commentateurs, Dirty, enregistré sous la houlette de Butch Vig (le producteur de Nevermind) sonne comme la réponse de Sonic Youth à la bande de Kurt Cobain. L’analyse est un peu courte : esthétiquement, les New-Yorkais n’ont somme toute qu’un lien très lâche avec les groupes grunge, dont ils constituent un aïeul à la fois lointain et bien plus infréquentable. Certes, les chansons de Dirty arborent une mécanique sonore plus huilée et une carrosserie plus lustrée : mais même lorsqu’il semble vouloir emprunter l’autoroute du succès, Sonic Youth ne peut s’empêcher d’y semer bosses et chicanes. Pas toujours apprécié par les admirateurs du groupe, ce disque à la fois facile d’accès et cahoteux possède pourtant l’impact d’un pavé dans la mare du rock consensuel.
[attachment id=298]INVITO AL CIÊLO (1997, avec Jim O’Rourke)
En 1997, Sonic Youth, désireux de ne pas se laisser enfermer dans le carcan imposé par sa major Geffen, décide de créer son propre label, SYR, un espace de jeu voué à étancher sa soif d’aventures sonores. Troisième volet d’une série qui en compte huit à ce jour, Invito al Ciêlo est le premier disque sur lequel figure Jim O’Rourke, qui intègrera officiellement le groupe jusqu’en 2005. En trois pièces étirées sur près d’une heure, Sonic Youth explore ici une veine atonale et contemplative, crée une ambient music intranquille, traversée par des guitares spectrales, effilée par le silence et peu à peu engloutie sous une marée de feedbacks. Sur son versant expérimental, il s’agit assurément d’un des projets les plus achevés de la discographie des New-Yorkais.
[attachment id=298]THE ETERNAL (2009)
Galvanisé par ses concerts de 2007, où il rejouait l’intégralité de Daydream Nation, tout juste réédité, Sonic Youth prouve que c’est dans les vieilles marmites chauffées à blanc qu’on fait les meilleures potions musicales. Couvrant au galop tous les terrains accidentés qu’il a arpentés et/ou défrichés dans son passé (du hardcore à la pop, de l’impro au krautrock, du psychédélisme au noise-rock), multipliant les clins d’œil aux artistes qui l’ont marqué (Yves Klein, le MC5, Sonic’s Rendez Vous, Neu !, John Fahey, Gregory Corso…), Sonic Youth écrit en lettres de feu une sorte de testament qui sonne en réalité comme un acte de renaissance.
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