Après une escapade riche de quatre films, Woody Allen revient à Manhattan avec Whatever Works. Rencontre parisienne avec un cinéaste toujours alerte.
La première impression que vous donne Woody Allen : il ressemble étonnamment à l’image qui s’est imposée depuis des années, celle d’un intellectuel juif new-yorkais névrosé mais drôle dont toutes les femmes du début des années 80 prétendaient être amoureuses, en cette époque où l’homme fragile et féminin, l’antihéros, l’Alain Souchon, était porté au pinacle par les magazines de mode. Woody Allen a aujourd’hui 73 ans, et il est affable – donc tout le contraire du personnage principal atrabilaire de son dernier film, dont le scénario a été écrit en 1977. L’homme Woody Allen est disert, poli, souriant, concentré. Mais Allan Stewart Konigsberg (son vrai nom) semble aimer se cacher derrière ce Woody Allen qui lui colle aux basques, qui l’a souvent agacé (il aime à présent se décrire comme un amateur de base-ball), mais qui le protège aussi des curiosités malsaines…
Woody Allen cinéaste a un statut bien particulier, celle d’un auteur, d’une sorte de Sacha Guitry à l’américaine (même invention, même théâtralité, un humour immuable). Alors que son cinéma semblait ronronner et vieillir au rythme de son auteur, la rupture avec ses producteurs historiques l’a obligé en 2005 à aller voir ailleurs, du côté de l’Europe. Là surtout, Allen a retrouvé une nouvelle jeunesse artistique en rencontrant Scarlett Johansson. D’où des films plus chargés en érotisme (Match Point, Scoop, Vicky Cristina Barcelona). Whatever Works est une petite et jubilatoire pause new-yorkaise entre un film espagnol et un film anglais, lequel devrait être suivi, l’année prochaine, par un film parisien (quinze ans après Tout le monde dit I Love You). Rencontre avec un réalisateur qui ne connaît pas la crise.
Pourquoi avez-vous décidé de mettre en scène un scénario écrit il y a trente ans ?
Woody Allen – Je l’avais écrit pour un acteur qui s’appelle Zero Mostel (surtout connu en France pour son rôle dans Les Producteurs de Mel Brooks (1968) – ndlr), qui était gros, méchant, mais aussi un homme très intelligent, très cultivé – en matière de peinture, de musique, de philosophie. J’adorais parler avec lui, il était très drôle et très sarcastique et on s’était dit qu’on tournerait ensemble. Vraiment un grand personnage ! Mais il est mort fin 1977. Personne ne pouvait jouer ce rôle selon moi. Et puis récemment, il y a eu une grève des acteurs aux Etats-Unis. D’habitude, je tourne mes films en été, mais comme la grève devait avoir lieu en été, il me fallait me dépêcher de tourner au printemps. J’avais donc besoin très rapidement d’un scénario (il claque des doigts). J’ai ressorti celui-là, mais je me suis dit : “Personne ne peut jouer ce rôle.” Et Juliet Taylor, ma directrice de casting, m’a dit : “Et pourquoi pas Larry David ?” J’ai répondu (il reclaque des doigts) : “Parfait !”
Larry David (photo ci-dessous) a une qualité rare : il fait partie de ces acteurs qui peuvent se montrer méchants, sarcastiques, et que vous aimez quand même. Comme Groucho Marx, qui va insulter tout le monde, ou W. C. Fields, qui va frapper un bébé ou donner un coup de pied à un chien. Moi, si je fais ça, vous n’aimerez pas : “Oh, mais il est déplaisant, qu’est-ce qui lui arrive ?” Larry, lui, peut faire ça, c’est son style. Il a une relation avec le public qui fait qu’on s’attend, de sa part, à cette attitude méchante. Je lui ai proposé le rôle, mais il m’a répondu : “Je ne peux pas, je ne suis pas un acteur.” Nous avons beaucoup parlé. Et il n’y a eu aucun problème pendant le tournage, il était parfait.
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Comment le connaissiez-vous ?
Il avait déjà joué deux tout petits rôles dans deux de mes films. On le voyait à peine. Je le connaissais. Mais j’ai toujours su qu’il était drôle. Et puis il est parti en Californie, où il a rencontré le succès à la télévision, en travaillant notamment sur Seinfeld comme scénariste. Mais je l’admire depuis toujours.
Vous regardez les sitcoms ou les séries à la télévision ?
Non, je ne regarde pas ce type d’émissions. Je regarde assez peu la télévision, mais quand je la regarde, c’est pour voir le sport (surtout le basket-ball et le base-ball) et les informations.
Vous avez changé le scénario pour l’adapter à Larry David ?
Oui. Je n’ai pas changé l’histoire de base, qui est exactement la même. Mais il y a quelques choses qui ont changé en trente ans. La situation du monde a changé… (il réfléchit) En fait, pas autant que ça. (rires)
Justement : quand Barack Obama était candidat à la présidentielle, vous l’avez publiquement soutenu. Aujourd’hui, que pensez-vous de lui comme président ?
Je pense qu’il est potentiellement un grand président des Etats-Unis. Il a hérité d’une situation terrible qui nous menait à un grand désordre. Je pense que le problème de la majorité des Américains – qu’ils soient républicains ou démocrates –, c’est qu’ils n’ont pas cette chose que Barack Obama a et qui est une vision qui dépasse les Etats-Unis. Je pense que si Obama réussit à convertir les Américains à sa vision, nous retrouverons à nos côtés les amis que nous avons perdus dans le monde. Mais il a besoin d’être aidé. S’il obtient cette aide, les choses iront mieux.
Donc le monde peut changer ?
Je pense qu’Obama peut avoir un grand impact sur l’avenir du monde. Oui.
Vos quatre films précédents (Match Point, Scoop, Le Rêve de Cassandre, Vicky Cristina Barcelona – photo ci-dessous) ont été tournés en dehors des Etats-Unis (trois en Angleterre, le dernier en Espagne) : pensez-vous que Whatever Works a bénéficié d’une façon ou d’une autre de votre expérience européenne ?
Je pense que mon regard sur New York est un peu plus frais. Voilà quarante ans que j’enchaînais les films dans New York sans plus y prêter attention. J’aime avoir retrouvé un regard plus frais. Mais je tournerai mon prochain film à Londres dans quelques semaines, et le suivant à Paris, l’année prochaine. En fait, je réalise mon fantasme de jeunesse : devenir un réalisateur de cinéma européen ! Quand j’étais jeune, tous mes réalisateurs préférés étaient européens, et j’avais un problème : j’étais américain. (rires) Et j’ai aujourd’hui la chance de réaliser ce rêve.
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Est-ce qu’au fond, vous n’avez pas toujours été un réalisateur européen, dans la manière ?
Peut-être parce que tous les cinéastes qui m’ont influencé étaient européens. Quand vous êtes pianiste et que vous adulez Thelonious Monk, quand vous vous mettez au piano, même si vous ne jouez pas très bien, vous entendez Thelonious Monk dans ce que vous jouez. C’est pareil pour moi : j’ai vu tous les films de Bergman, de De Sica, de Godard, de Truffaut, de Fellini. Quand j’ai commencé à réaliser des films, les gens ont vu que ces cinéastes m’avaient influencé, même si je ne le faisais pas forcément exprès. Le public européen a aimé mes films, et cela m’a beaucoup aidé.
Il y a trois ans, vous nous aviez déclaré que vous pensiez ne pas être un grand cinéaste parce que vous n’aviez influencé personne. En êtes-vous bien sûr ? Un seul exemple : vous êtes sans doute le premier metteur en scène à avoir abordé la psychanalyse sous son angle comique. Depuis, ce type d’humour a été repris par beaucoup de cinéastes, de séries télévisées…
Je vois parfois, grâce à un ami, des films de jeunes réalisateurs américains, dont certains disent qu’ils aiment mes films. Mais si vous regardez leurs films, vous voyez que la plupart d’entre eux sont influencés par Scorsese (tout le monde fait du Scorsese), qu’une autre grosse partie est influencée par Spielberg, et la troisième, disons par des gens comme Kubrick ou Coppola. Mais je n’ai jamais vu un seul film où j’aie senti mon influence. Mais c’est bon, ça va, ça ne me dérange pas ! (rires) Je pense que je n’ai jamais fait un grand film. J’ai fait de bons films, oui, qui ont plu aux gens… Mais pour être honnête, quand j’entends parler d’un grand film, je pense à Citizen Kane, au Voleur de bicyclettes, à La Grande Illusion, aux Fraises sauvages, à Rashomon. Je pense qu’aucun de mes films ne pourrait être montré dans un festival à côté de ces grands films… Mais j’essaie encore (il serre le poing) ! (rires)
Mais vous avez fait les films que vous souhaitiez réaliser ! Vous ne vouliez pas réaliser un vrai film de guerre, par exemple…
C’est vrai.
Whatever Works parle de la chance. Vous pensez que vous en avez eu ?
Je pense, oui, que j’ai eu beaucoup de chance. Les gens n’aiment pas dire ça. Ça leur fait peur de penser qu’ils ne contrôlent pas tout, que leur vie ne dépend que de la chance. Si vous faites du sport, si vous faites attention à ce que vous manger (il me regarde de la tête aux pieds comme s’il estimait mon état physique, je rentre le ventre, alors il rit), si vous ne fumez pas, vous pensez que vous ne serez jamais malade… (il fait signe que non du doigt puis sourit) Mais ce n’est pas aussi simple ! Vous ne contrôlez pas tout. C’est une pensée terrifiante. J’ai eu de la chance… Mais beaucoup de gens ont de la malchance, et ce n’est pas une vérité agréable.
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Vous avez réalisé trois films avec Scarlett Johansson (photo ci-dessus, dans Scoop) ? Selon vous, qu’a-t-elle apporté à votre cinéma ?
C’est une grande actrice. Quand nous avons commencé à travailler ensemble, elle devait avoir 19 ans. Elle est très belle, très sexy, très intelligente ! Et elle peut faire ce qu’elle veut sur un écran ! Elle a un don incroyable. Et à chaque fois que j’estimerai que j’ai écrit un rôle qu’elle peut jouer, je l’appellerai en premier.
Dans Whatever Works, le personnage joué par Larry David parle à un moment du “bon vieux temps de Scarlett”. Il s’agit de Scarlett O’Hara, évidemment, l’héroïne d’Autant en emporte le vent. Mais est-ce aussi une allusion à Scarlett Johansson ?
Oh non, non, non… Juste une blague sur le fait qu’il préfère Scarlett à la gentille Melanie. Il préfère la méchante (il rit).
Dans vos films, vous faites souvent des blagues sur les Français ? Pourquoi ?
Le public français m’a toujours beaucoup aidé. Les Français ont toujours été gentils avec moi, alors j’ai envie de blaguer avec eux. C’est comme entre un homme et une femme qui s’aiment beaucoup et qui aiment s’allumer, se provoquer, vous voyez ? Comme entre Spencer Tracy et Katharine Hepburn… Voilà ce que je ressens vis-à-vis des Français. Et c’est comme cela que j’exprime mon affection à leur égard.