Visions désincarnées et pince-sans-rire sur la solitude affective d’un adolescent mexicain. Un petit bijou de burlesque froid.
Encore un film mexicain qui confirme qu’il se passe quelque chose sur le plan cinématographique dans cette partie du monde. Bien évidemment, le travail de Fernando Eimbcke (remarqué en 2004 avec son premier film, Temporada de patos) ne ressemble ni à celui d’Iñárritu, ni à celui de Reygadas (et encore moins à Ripstein). Son approche est plus pure, plus simple, frontale et minimaliste, presque naïve, sans l’ombre d’un discours idéologique.
Prenant le parti inverse de Temporada de patos, qui était un film de chambre en noir et blanc, il filme cette fois en Scope couleur et essentiellement en extérieurs. Histoire simple aussi, en apparence : celle d’un adolescent de 16 ans, Juan, qui a embouti la voiture de ses parents, et qui cherche sans cesse (et presque en vain) un mécanicien susceptible de la réparer dans une ville déserte truffée de garages fantômes (c’est presque un running gag).
Vu de loin, regardé négligemment, c’est un peu ce qu’on appelle un “film de festival”, limite poseur, longs plans fixes, cadres nus, et surtout scansions systématiques avec des images noires (mais pas des fondus) qui font trop facilement chic pour être honnêtes. Pourtant, ces images noires ne sont pas bêtement décoratives. Elles n’ont pas pour unique fonction de faire ressortir la joliesse du cadre en Scope, l’esthétique épurée de la ville de Progreso (dans le Yucatan) où se déroule l’(in)action. Ce ne sont pas des ellipses, mais des éclipses visuelles ; elles ne raccourcissent pas réellement l’action, qui le plus souvent se poursuit en son off. Ces éclipses ont pour fonction d’alléger encore plus une image déjà dépouillée, de laisser le spectateur imaginer, avec l’aide du son, ce qui se passe entre deux portions de séquences. C’est le cas de l’accident inaugural, par exemple. On ne le voit pas, bien qu’il serve de point de départ et de moteur narratif – Juan va chercher à sa manière lymphatique la solution à son problème, ce qui suscitera ses rencontres avec des originaux ayant des accointances distantes avec le monde de la mécanique automobile.
Tout ce cheminement quasi initiatique, qu’on a envie de rapprocher des errances des héros de Jarmusch, maestro de la déambulation, n’est bien sûr qu’un prétexte. La délicatesse, l’humour rentré, genre slow burn, de cette histoire dérisoire d’un ado glandeur rencontrant des êtres aussi je-m’en-foutistes que lui dissimule un malaise profond, une blessure, dont on ne découvrira la teneur que plus tard, lorsque Juan rentre chez lui, où son petit frère se terre dans une tente au milieu du jardin, et où sa mère s’est enfermée dans la salle de bains.
Tout le film est ainsi fondé sur la disjonction, l’éloignement, la distance, y compris dans la même maison (voire dans le même cadre, ce que favorise l’éloignement de la caméra et la vastitude du Scope). Idem pour la farce de la voiture à réparer, qui génère un ballet d’allers et retours ; notamment (mais pas seulement) ceux du jeune mécano, fan de kung-fu et de Bruce Lee, sur son vélo. Toute une gestuelle burlesque, souvent filmée en plan large, se déploie gracieusement (évoquant, en sus de Jarmusch, l’école Tati, que perpétuent Elia Suleiman et Otar Iosseliani). Cette chorégraphie absurde et cet éclatement topographique métaphorisent la détresse du héros, dont le père vient de mourir – ce qu’il annonce violemment au téléphone à un quelconque télémarketeur, extériorisant ainsi sa douleur cachée, qui est la véritable raison de son errance.
Bref, Lake Tahoe n’a rien d’extraordinaire, mais c’est précisément sa façon pince-sans-rire d’insister sur la banalité, alliée à une pudeur élégante, qui en fait la beauté. Sans filmer en gros plan, Fernando Eimbcke débusque avec minutie les ridicules des uns et des autres, transformant des épisodes incongrus en véritable épopée – voir les péripéties avec le chien du vieux garagiste. Eimbcke transcende l’anecdotique pour fabriquer de formidables vignettes hyperréalistes, des épiphanies drôles et subtilement cruelles. Cela s’appelle le style