La souffrance d’un homme battu par sa femme : un premier film allemand étonnant.
A Essen, dans l’ouest de l’Allemagne, Georg, la quarantaine, est un policier apprécié de ses collègues comme de ses chefs pour son professionnalisme, son calme et son humilité. On lui envie son équilibre familial, sa charmante épouse, Anne, qui est institutrice, et ses deux grands enfants étudiants. Mais au retour du dîner hebdomadaire chez les parents d’Anne – au cours duquel le père les a, comme d’habitude, rabaissés –, cette dernière, dans une crise de rage irrépressible, tabasse violemment Georg, qui ne lui oppose aucune résistance.
Sombre, troublant et fort, L’Un contre l’autre, premier long métrage d’un jeune Allemand de 28 ans, frappe par son audace, sa maturité et sa maîtrise. Pourtant, sur le papier, le pire était à craindre. D’abord à cause du sujet apparent du film – plutôt tabou au cinéma et dans nos sociétés –, dont on imagine ce qu’il aurait pu donner traité par un piètre metteur en scène : les hommes battus. Car à première vue, sur l’écran, ce que raconte et montre bel et bien L’Un contre l’autre, c’est l’évolution d’une crise entre un homme et son épouse, la violence croissante de celle-ci à l’encontre de celui-là qui la craint de plus en plus, et s’enfonce dans une névrose partagée qui ne peut mener qu’au pire.
Bonny – sans qu’on ne discerne aucun calcul habile dans son jeu – ne tombe jamais dans la caricature ou les généralités, mais reste dans le présent des événements, dans l’action pure, à la manière d’un Pialat ou d’un Loach des années 1970 (Family Life, par exemple). C’est le regard respectueux qu’il porte sur ses personnages, en les considérant toujours comme des individus et non comme des exemples, qui fait de L’Un contre l’autre un film étonnamment tendre, mais aussi étonnamment désespéré.
Bonny ne fait ni le malin ni le naïf avec son sujet. Il sait bien que, face au spectacle, sur un écran, d’un homme battu, deux réactions sont envisageables chez le spectateur : le rire ou le rejet, d’ailleurs compatibles. Bonny pourtant n’en a cure, n’essayant même pas de les éviter. Comme si son véritable sujet était ailleurs. Où, alors ? Sans doute dans les raisons qu’il semble chercher à l’attitude d’Anne et à celle de Georg, et qui dépassent le simple cas clinique psychiatrique, que Bonny n’aborde même pas.
La force et la réussite du film tiennent à la façon dont, grâce notamment aux acteurs, à qui il faut rendre un hommage appuyé (ils sont absolument incroyables), les deux protagonistes sont toujours mis sur le même plan. Anne ne serait jamais comme cela sans Georg, et Georg se comporterait différemment si Anne était différente.
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Dans le film, ils font toujours couple, sans que l’un soit présenté comme la victime de l’autre ou que l’un soit stigmatisé au profit de l’autre. Ensuite, l’énergie déployée par la mise en scène parvient toujours, parfois sur le fil, à dépasser les clichés, les symboles visibles (le représentant de la loi rabroué, le beau-père castrateur), les généralités faciles, et à bousculer les préjugés bien-pensants. Au fond, s’il est évidemment impossible de parler de la violence dans le couple comme d’une forme d’amour, il est aussi impossible de nier qu’un lien existe – malheureusement – entre les deux partenaires.
Comment deux êtres qui s’aiment peuvent-ils en arriver là ? Bonny apporte discrètement à cette énigme une réponse sociologico-politique : ce dont souffrent Georg et surtout Anne, c’est de la non-reconnaissance de leur mérite par la société, par leur famille. La violence qu’Anne exprime sur Georg est le reflet de l’image que lui renvoie son père hystérique, porte-parole d’une société qui ne vit que pour le mérite monnayé : “Vous gagnez mal votre vie parce que vous êtes des gros nuls.”
L’Un contre l’autre montre ainsi la compartimentation, le cloisonnement que pratiquent les individus entre leur vie publique et leur vie intime pour parvenir à résister aux dommages causés à l’une et à l’autre et les dégâts qui en résultent quand tout d’un coup les deux mondes se mettent à communiquer. Il montre aussi comment chacun tente de sauver la face, les apparences, pour survivre. Anne, dans l’exercice de son métier, est calme, patiente, attentive. Revenue chez elle, Dr. Jekyll et Mr. Hyde, elle devient anxieuse, irritable, violente, toute sa frustration s’exprime avec ses poings sur Georg, comme s’il était le seul à qui elle pouvait faire encaisser sa douleur extrême.
Quand Georg surprend Anne en train de baiser avec son partenaire flic, Michael, qu’est-ce qui dérange le plus Georg ? Que son collègue ait vu Anne le battre… La fin du film, suspendue et régressive, nous laisse seuls face à un mystérieux spectacle, celui de l’autre et du même : faible, singulier, en proie à des pulsions, si étrange, comme nous le sommes.
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