Un film noir et élégant, doublé de la chronique discrète du désenchantement de la génération des sixties.
Un titre tel que Lady Jane semble très éloigné de l’univers de Robert Guédiguian, connotant un parfum de roman victorien, de film noir hollywoodien ou encore une classique ballade des Rolling Stones. Mais justement, il faudrait arrêter d’associer systématiquement Guédiguian au petit théâtre pagnolesque de l’Estaque teinté d’utopie rouge. Cela fait quelques films que le réalisateur marseillais tente d’œuvrer contre ce que les spectateurs croient devoir attendre de lui, avec réussite (Le Promeneur du Champ-de-Mars, convaincant portrait des derniers jours d’un personnage historique) ou relatif ratage (Le Voyage en Arménie, trop littéral, à comparer éventuellement au remarquable Calendar d’Atom Egoyan). Avec Lady Jane, le cinéma de Guédiguian revient à Marseille, mais pas de la manière supposément attendue. Le cinéaste a intégré-ingéré-digéré les récents mouvements de ses films mais aussi de sa vie de professionnel du cinéma “embourgeoisé” et vivant à Paris. Dans Lady Jane, l’Estaque est toujours là, mais dans les marges du film, et Guédiguian filme pour la première fois les belles pierres roses et cossues d’Aix-en-Provence, le Neuilly de Marseille.
Lady Jane n’a rien d’un roman anglais, mais c’est bien un film noir qui porte un regard doux-amer sur le passé et la décennie des Rolling Stones. Ariane Ascaride y est Muriel, propriétaire d’un commerce chic ayant pignon sur rue pavée. Le film nous la présente le jour où l’on enlève son fils contre rançon. Pour tenter de réunir l’argent, Muriel contacte deux vieux copains qu’elle n’a plus vus depuis des lustres. Darroussin, réparateur de bateaux dépressif et toujours amoureux d’elle, et Meylan, gérant de boîte de nuit et vaguement gangster, proche de la retraite.
Lady Jane est donc d’abord un polar, avec situations brutales, scènes d’action, suspense, flingues et fric. Il en porte également tous les signes extérieurs dans la mise en scène. Cadrages et décors soignés, lieux emblématiques du genre (boîte à strip-tease, bars…), ambiances sombres et nocturnes, matins blêmes, durcissement des personnages et des acteurs qui n’ont plus rien des santons un peu folklos du théâtre de l’Estaque. Une séquence symbolise à elle seule cette mutation du cinéma de Guédiguian, celle du rendez-vous à la gare TGV : sens topographique, géométrie des cadres et du découpage, suspense muet totalement lié à la mise en scène et au montage… Un tel enchaînement pourrait provenir des meilleures réussites du polar ou du cinéma d’action. Mais derrière cette belle surface de film noir, Robert Guédiguian ne fait aussi que parler de lui-même, de ses amis, et poursuit un dialogue avec son cinéma et sa génération. Car on comprend progressivement au cours du film que Muriel et ses amis étaient jadis une bande de Robin des bois, une escouade de braqueurs qui redistribuaient à leurs voisins des quartiers populaires les fruits de leurs larcins. Un jour, cela s’est mal fini, et le trio s’est disloqué – à jamais pensaient-ils. Passent alors dans le film les ombres des utopies politiques des sixties, des groupes gauchistes, des débats sur l’opportunité de la lutte armée, et on voit se profiler en filigrane des figures comme celles de Pierre Goldman ou du groupe Action Directe. Dans le film, Meylan est passé dans le semi-gangstérisme, Darroussin s’est figé dans ce qu’il ressent comme de la médiocrité, Ascaride s’est intégrée par le haut dans la société – mais tous les trois sont, à des degrés divers, cassés, éteints, brisés par l’échec de leurs rêves de jeunesse. Lady Jane, c’est le retour cinglant du refoulé, le désenchantement d’une génération entière qui a trop rêvé, trop espéré, et qui s’est retrouvée soit marginalisée (Goldman assassiné, les anciens d’Action Directe qui végètent en prison…), soit absorbée dans toutes les strates d’une société qu’elle combattait mais qu’elle n’a pas pu transformer en profondeur (Cohn-Bendit, July, Plenel, Jospin, etc., mais aussi tous les anonymes qui se sont normalisés sans atteindre des positions de pouvoir). A travers la figure d’Ascaride, costumée et maquillée en grande bourgeoise, arpentant les quartiers chic de Marseille, Guédiguian livre aussi un autoportrait de couple assez complexe, écartelé entre la satisfaction légitime de la réussite, la culpabilité et les regrets. Ou ce qui s’appelle peut-être plus simplement “vieillir”. Processus intime et générationnel que Guédiguian traite ici avec talent et pudeur, exposant ses noires pensées par le biais détourné du film noir.