Abdellatif Kechiche prouve brillamment avec « La Faute à Voltaire », chronique de la précarité d’un jeune immigré, qu’il est possible de faire du « cinéma social » qui soit du vrai cinéma.
Ce film existe-t-il déjà ? L’a-t-on déjà vu ? Au tout début, dans la salle d’attente de la préfecture de police où Jallel jeune immigré tunisien qui se fait passer pour algérien, afin de profiter du « poids de la culpabilité » française vient solliciter une APS (autorisation provisoire de séjour), on se dit que oui. Et on craint que La Faute à Voltaire, premier film du comédien Abdellatif Kechiche (Les Innocents, Bezness), soit un tout petit film de bonne volonté, un de plus, qu’on pourra expédier vite fait, mais en précisant qu’on est bien sûr d’accord avec lui, que la condition faite aux sans-papiers est dégueulasse, une honte pour la France et l’humanité tout entière, mais qu’il n’y a pas plus de cinéma dans ce « film à thèse » que de respect de la parole donnée dans le gouvernement de « gauche plurielle ».
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Comme on a fini par acquérir une modeste capacité de discernement, on remarque quand même que les comédiens sont tout de suite excellents : Sami Bouajila confirme une fois de plus tout le bien qu’on pense de lui, et le Deschiens Bruno Lochet n’est pas mal non plus. C’est donc mieux que prévu, et c’est même de mieux en mieux, jusqu’à ce qu’une séquence (la vente des fruits dans le métro interrompue par l’arrivée de la police) achève de nous dessiller les yeux. Le temps que les flics essoufflés parviennent jusqu’au lieu du « crime », les vendeurs à la sauvette se sont éparpillés comme une volée de moineaux (une phrase typiquement policière), et les quelques oranges qui tombent des escaliers sont l’indice de leur fuite précipitée. Les fruits deviennent leurs traces en couleurs. C’est simple, léger, habile et poétique : une belle idée de cinéma. L’impression première et trompeuse de déjà-vu disparaît et fait place nette à une authentique singularité de regard, un parti pris d’intimité qui bouleverse l’idée préconçue qu’on se faisait du film.
Plutôt que d’exposer un matériau documentaire par le biais d’une fiction illustrative, puis d’animer celle-ci à l’aide de figures symboliques qui ne seraient que de purs prétextes à la démonstration, Kechiche ne renonce à rien, ni à l’humour des situations (le vendeur de journaux qui dévoile les ficelles dramaturgiques du « métier ») ni à l’épaisseur humaine de ses personnages. Si on distingue l’importance de sa propre expérience de comédien dans son choix de fonder d’abord son film sur les corps de ses acteurs, tous étonnants de vitalité et de don d’eux-mêmes, on admire surtout son aptitude à installer une séquence en faisant oublier sa fonction à l’intérieur du récit. La première scène dans le café, par exemple, où Jallel voit pour la première fois Nassera (Aure Atika, qu’on n’attendait pas à pareille fête, loin de ses rôles routiniers de bimbo amusante), est emblématique de cette manière de préserver une part d’indécidable dans un passage obligé du développement de la fiction : la rencontre amoureuse. Jallel a trouvé une fille qui lui plaît ; il a besoin de se marier pour se procurer des papiers ; elle joindra l’utile à l’agréable en l’épousant contre une forte somme d’argent.
Dans leur situation précaire, qu’elle soit légale ou sentimentale, même l’amour ne saurait être gratuit, et la transaction financière est un gage de sérieux, une preuve supplémentaire d’attachement. Mais cette lucidité coupante quant aux raisons de chacun s’accompagne d’une opacité irréductible des personnages, tous dotés d’un versant caché, d’un angle mort, d’habitude strictement réservés à des personnages plus intellectuels de fictions plus bourgeoises. Lors de la séquence du mariage, cette part de doute resurgit à la faveur d’un incident banal. Et les plans de Nassera sur le porche de la mairie, son enfant dans les bras, sont magnifiques de brutalité indéchiffrable. A quoi pense-t-elle ? Elle disparaît du champ de vision sans avoir livré son secret.
L’âpreté du film découle de sa capacité à ménager sans cesse des lignes de fuite et de rupture, de soudaines béances et des sautes de tension, en lieu et place du papier à musique didactique. Il ne s’agit pas de glorifier une marginalité de fait, toujours subie et jamais voulue, mais tout au contraire d’étudier comment les très raisonnables et fort banales aspirations du héros de ce conte cruel se heurtent à de l’humain englobé dans du politique. Si chaque personnage ne représente que lui-même et ne porte que son histoire, avec ses douleurs enfouies et leur représentation amputée, tous tombent sous le coup de leur aliénation fondamentale de sujets sociaux, qu’elle soit d’essence névrotique (la jolie nymphomane interprétée par Elodie Bouchez), de nature ouvertement discriminatoire (l’invisibilité protectrice et terrifiée du clandestin), ou un mélange forcément chaotique de ces notions trop scolaires et réductrices.
De ce point de vue, une des plus belles réussites du film consiste à ne pas faire l’impasse sur la véritable phobie sexuelle dont souffre Jallel, qui ne parviendra à accepter l’impureté de son désir qu’en toute fin de parcours, en jouissant enfin de l’étreinte d’une femme qui ne correspond guère à la sainte image maternelle issue de ses blocages puritains. Cette complexité comportementale des personnages n’est pas assenée, même pas dite, mais mise en mouvement dans une ronde fictionnelle qui contient des moments de grâce fulgurante comme des surplaces liés à des imprécisions de durée.
Si le film se met parfois à patiner (surtout dans la dernière partie), victime de la douloureuse attention qu’il porte à ses habitants, et si on ressent parfois des hésitations de montage, sans doute inévitables si on veut bien considérer que La Faute à Voltaire est quand même une première œuvre (ce qu’on aurait tendance à facilement oublier tant elle est aboutie…), l’ensemble est porté par une gaieté têtue, un refus de la moindre noirceur facile, qui lui permet de faire oublier ces menus défauts. Cette tonalité gouailleuse mais pas folklorique s’exprime pleinement dans l’importance accordée aux personnages secondaires, que Kechiche parvient à faire exister à toute vitesse, et qui permettent au film de renouer avec une vraie tradition populaire trop souvent caricaturée. Nul typage télévisuel ici, mais une propension naturelle à ne sacrifier personne, à offrir une place à chacun dans la figure d’ensemble. Mais cette empathie affichée de Kechiche pour le moindre de ses héros évite toute complaisance. S’il aime s’attarder sur les rites communautaires, en bon cinéaste réaliste, les instants de complicité joyeuse et le comique des malentendus, il devient d’une extrême rigueur formelle quand il lui faut ordonner les moments de basculement vers le tragique, lentement amenés, jamais forcés, d’une logique d’autant plus glaçante qu’elle s’était fait oublier au profit d’une avancée vers une réconciliation enfin possible avec les autres comme avec soi-même.
C’est ainsi que l’antépénultième plan du film (un panoramique aller et retour centré sur une bouche de métro de la Nation), d’une longueur presque insoutenable tant il contient un suspens vital, est un modèle de sobriété ramassée, l’éclatante démonstration d’un sens aiguisé de la résolution sèche et coupante. Etudier comment Kechiche fait courir un élément aussi banal que le métro parisien tout au long de son film permet de percevoir à quel point il sait conjuguer regard documentaire et organisation plastique, le métro devenant successivement un concentré de solitude et de désarroi, puis le lieu de l’épanouissement professionnel et conjugal, et enfin les mâchoires du piège. Ces discrètes correspondances poétiques, ce pointillisme d’observation, le souci constant d’enrichir le récit d’éléments hétérogènes sans en perdre le fil et une maîtrise assez confondante de la direction d’acteurs donnent la mesure du talent naissant d’Abdellatif Kechiche.
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