Sublime réinterprétation du mythe faustien, dans une sorte de musée à ciel ouvert. Lion d’or à la dernière Mostra de Venise.
Il est des films qui semblent avoir été conçus pour permettre à un plan, un seul plan miraculeux, d’exister : la résurrection dans Ordet de Dreyer, le fœtus flottant dans l’espace de 2001 de Kubrick, l’arrivée de l’aigle géant dans La Jeune Fille de l’eau de Shyamalan.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Dans Faust, d’Alexandr Sokourov, librement adapté de Goethe, ce plan arrive aux trois-quarts et, soudain, illumine tout le reste, littéralement. Ce n’est ni révéler un secret, ni gâcher le plaisir de sa découverte que de le décrire, succinctement : il s’agit d’un visage, tout rond et tout blond, appartenant à la jeune Marguerite, dont le docteur Faust s’est épris la première fois qu’il l’aperçut se baignant au milieu de ses fades congénères ; incarnation de la grâce et de l’Amour – le “Liebe” écrit en lettres géantes par lequel Murnau terminait sa célèbre adaptation du mythe en 1926 –, ce visage irradiant au point d’en déformer les rayons de lumière ressemble à s’y méprendre à une icône orthodoxe.
L’étrange format carré de l’image choisi par Sokourov, l’étincelante dorure qui contraste avec les autres choix chromatiques (dominante de marrons, de verts et de bleus, avec une furie de nuances qui donne le tournis) et l’anamorphose qui l’accompagne (l’effet de signature du maître russe depuis Mère et fils) accentuent le phénomène : ce que Faust a devant ses yeux ébahis, c’est bel et bien une manifestation de Dieu, ce Dieu auquel plus personne ne semble croire dans le village damné qui sert de décor unique au film.
Le docteur en est interdit, mais il est déjà trop tard, il a commis l’irréparable, Méphistophélès œuvre promptement, la suite est connue – soit dit en passant, si vous lisez cela, n’acceptez jamais de signer un contrat de votre sang, petit conseil d’ami.
Tout cela pourrait être pompeux (parlez-en à Carlos Reygadas et ses amis), désespérément réactionnaire (on connaît les opinions politiques de Sokourov, sa fibre nationaliste et sa haine affichée de la modernité) : c’est simplement sublime.
Parce que, comme tous les grands artistes, le disciple de Tarkovski est capable de dépasser les contingences idéologiques et les chamailleries théologiques pour atteindre une sorte de Walhalla du cinéma, une zone où les yeux les plus usés trouvent à se ressourcer, où les esprits les plus chagrins parviennent à se réchauffer. Mais avant cela, il faut mener bataille : sur terre, sous terre, dans la chair.
Après un court prologue dans le ciel, donc, la caméra – une 35 mm poussée dans ses ultimes retranchements grâce à un étalonnage numérique – nous entraîne dans les entrailles d’un homme autopsié par le docteur Faust. Ça pue, c’est laid, c’est misérable : bienvenue dans le monde des hommes.
Heureusement, notre hôte n’est pas du genre à se contenter de ces pauvres constats qui font de nos jours florès dans les festivals internationaux.
Aussi, tout l’enjeu pour Sokourov est de dénicher dès qu’il le peut la beauté, de trouver la lumière au milieu des ombres.
Et il y parvient, au-delà de toute espérance, aidé en cela par son fabuleux chef op Bruno Delbonnel, revenu d’Amélie Poulain et d’Harry Potter.
C’est simple, de Bosch à Bruegel, de Vermeer à Rembrandt, du Greco à Giotto, c’est comme si toutes les toiles de L’Arche russe s’étaient enfuies du musée de l’Ermitage pour reprendre leur place dans la nature.
Et nous, spectateurs, sommes là, dans ce musée à ciel ouvert, à ne plus savoir où donner de la tête. C’en est presque indécent. En tout cas épuisant. Mais formidablement jouissif lorsqu’on retrouve la lumière du jour : l’œil apparaît soudain lavé, prêt à affronter la violence du monde.
Et l’on comprend mieux le projet d’ensemble de Sokourov, cette fameuse tétralogie entamée avec Moloch, Taurus et Le Soleil, que Faust est censé conclure. Que vient faire le héros damné de Goethe au milieu d’Hitler, de Lenine et d’Hirohito ? Est-il vraiment au milieu ?
Non, plutôt à l’avant : Faust est en fait un prequel. Or, comme Hollywood nous l’a appris (voir par exemple Prometheus ou Hannibal Lecter), l’objet d’un prequel est presque toujours de déterminer l’origine du mal : en l’occurrence, moins le pouvoir (la capacité de faire faire) que la puissance (la possibilité de faire).
Souvenons-nous des tyrans déchus des opus précédents : ils avaient encore tout pouvoir, mais zéro puissance ; leur règne était passé.
Faust, lui, est saisi du vertige inverse : grâce à Méphisto, il peut tout, mais n’a de pouvoir sur personne.
Alors sa colère gronde, il tonne, s’avance dans la neige, blanche pour peu de temps encore. Le XXe siècle est déjà à l’horizon.
{"type":"Banniere-Basse"}