(Re)découverte du premier film du franc-tireur et ex-photographe de mode Jerry Schatzberg. Ereinté dans son pays, longtemps resté invisible. Avec une Faye Dunaway divine.
Une maison isolée, sur la dune, au bord de la mer, les herbes hautes pliées par le vent. Ce pourrait être un tableau d’Edward Hopper, un de ceux, nombreux, qu’il a peints à Cape Cod, mais ce sont les premiers plans du premier film de Jerry Schatzberg, Portrait d’une enfant déchue.
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La caméra s’approche, tourne autour du lieu par plans fixes successifs, avant d’y entrer. Un magnétophone enregistre la voix de son occupante, Lou Andreas Sand, ancienne top model qui se raconte à Aaron Reinhardt, son ami photographe venu l’interroger en vue d’écrire un film.
Après plusieurs minutes, on finit enfin par entrevoir, dans la lumière blafarde du salon, cette femme dont la voix nous hypnotise depuis le début : Faye Dunaway lui donne ses traits, et c’est peu dire qu’ils sont divins, malgré les couches de maquillage destinées à la vieillir.
On est en 1970. L’actrice est déjà célèbre pour Bonnie and Clyde (Arthur Penn) et L’Affaire Thomas Crown (Norman Jewison), le réalisateur pour ses photographies de mode et ses portraits de jeunes artistes (dont les Stones, Coppola, Polanski, Deneuve ou Dylan).
Les deux ont déjà travaillé ensemble sur plusieurs séries de photos – notamment celle qui fut utilisée pour l’affiche du Festival de Cannes cette année – et se connaissent donc bien.
“Faye a été impliquée très tôt dans le projet. L’idée m’est venue, vers la fin des années 60, de raconter une histoire inspirée de la vie d’Ann Saint Marie, un mannequin star qui m’avait toujours fasciné en tant que photographe, mais qui était depuis tombée dans l’oubli. Je suis allé moi-même l’interroger, comme Aaron le fait dans le film, et de ces bandes est né un scénario, écrit par Carole Eastman (qui, sous le pseudo d’Adrien Joyce, venait d’écrire Five Easy Pieces de Bob Rafelson – ndlr). Le film n’est toutefois que très partiellement biographique”, nous expliquait Jerry Schatzberg en mai à Cannes, où il était venu présenter son film restauré.
A 84 ans, ce franc-tireur de la génération dorée des seventies revenait là en terre conquise, trente-huit ans après sa Palme d’or pour L’Epouvantail en 1973. Terre conquise, mais de haute lutte faut-il préciser : le cinéaste n’a pas toujours été adoré et Portrait d’une enfant déchue est longtemps resté invisible.
A sa sortie américaine, confidentielle malgré la célébrité de son actrice principale et la taille du distributeur (Universal), le film se fait éreinter par la critique, qui n’y voit qu’un “film de photographe”, suprême insulte visant à ramener l’aspirant cinéaste à la joliesse en deux dimensions de ses clichés.
Même Pauline Kael, papesse du Nouvel Hollywood, le fusille d’un lapidaire : “Je déteste les films sur des femmes dont l’âme a été perdue, volée ou détruite, surtout lorsqu’on n’est jamais bien sûr qu’elle en ait eu une un jour.”
Grâce à Pierre Rissient – (re)pêcheur de talents devant l’éternel, de Eastwood à Hong Sang-soo –, le film se voit toutefois distribué en France et recueille une critique bien plus favorable.
A revoir, ou à découvrir le film aujourd’hui, on peut comprendre la réaction de la presse américaine, tout en la jugeant finalement plus superficielle que le film. De la photographie, Schatzberg garde certes un sens du cadre parfait et un goût pour la fixité.
Mais son projet ici est précisément de transpercer le cliché, de le déborder de toute part, non pour s’épancher sur le sort d’une pauvre femme sans âme, comme Kael le lui reprochait, mais plutôt pour en célébrer la complexité.
Piégée dans la glace du papier, ramenée à l’état d’objet par le regard des hommes tout au long du film, Lou n’a que celui d’Aaron/Jerry auquel s’accrocher ; un regard éclaté, ventilé en dizaines de saynètes non chronologiques, à la manière d’un Resnais dont l’influence est ici prégnante ; un regard amoureux qui, une fois pris dans le flux du montage, devient l’un des plus émouvants et des plus justes témoignages sur la tyrannie du paraître.
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