Avec son magazine d’investigation sur les dessous des entreprises, Elise Lucet met à nu les marques et leurs stratégies de communication manipulatrices.
Contourner les pièges de la communication, dévoiler les règles opaques qui empoisonnent la vie de la cité : la télévision a du mal à être à la hauteur de ces idéaux vertueux qui définissent le socle du journalisme d’enquête. Si la lutte contre la fameuse langue de bois est devenue un souci constant des journalistes politiques, les enquêtes sur les entreprises butent encore sur un mur en béton armé. Le business n’autorise pas le moindre regard critique, d’où le déploiement au sein des entreprises de moyens stratégiques en communication et lobbying censés contrer et neutraliser les journalistes trop curieux.
Comme ceux de l’équipe d’Elise Lucet, qui à travers la nouvelle émission de France 2, Cash investigation, a prouvé ces dernières semaines qu’un journalisme d’enquête sérieux et incisif était possible. Se démarquant de la tradition ancrée à la télévision de la success story (des patrons ingénieux, des boîtes qui marchent…) incarnée au premier chef par le magazine de M6 Capital, l’émission produite par Premières lignes (Luc Hermann, Paul Moreira) et pilotée par Laurent Richard (ancien rédacteur en chef des Infiltrés, autre émission qui dépote mais en caméra cachée) se veut, selon Elise Lucet, « dérangeante ». Comme si elle répondait à une nouvelle demande sociale, plus proche de l’indignation que de la soumission, dès lors que la vie quotidienne en forme le cadre d’analyse.
Révéler la réalité des entourloupes
Inspirée d’une ancienne émission de Canal+ animée par Jean-Baptiste Rivoire, Faites passer l’info, Cash investigation affiche son envie de révéler aux téléspectateurs la réalité des entourloupes auxquelles ils auraient pu échapper s’ils en avaient connu la teneur glauque. Comme par exemple acheter des téléviseurs ou des téléphones portables dont les constructeurs programment à dessein l’obsolescence rapide afin qu’on en rachète à l’infini ; consommer aveuglément des médicaments que commercialisent des laboratoires pharmaceutiques en inventant de fausses pathologies ; ou encore acheter des vêtements low-cost fabriqués par des enfants esclaves. Cash investigation veut aussi montrer comment échapper aux effets du neuromarketing utilisé par des marques qui veulent connaître l’impact de telle ou telle publicité sur le cerveau des consommateurs…
Chaque émission, fruit d’une enquête fouillée de huit mois, révèle ainsi des pratiques illicites dissimulées sous le vernis d’une communication lustrée qui s’efface sous les coups de griffe d’Elise Lucet. S’il s’agit pour elle de « courtcircuiter les campagnes de communication des multinationales », la journaliste se refuse à toute attitude « agressive » avec les patrons qu’elle interroge sur le vif.
Elle se veut simplement « pugnace, obsédée par la vérité ». Les nombreux moments de tension qu’elle crée dans chaque émission, à la limite du clash, sont pour elle des « moments de vérité ». Ce qu’elle combat, c’est cet écran de fumée communicationnelle et publicitaire qui s’immisce entre les citoyens et les entreprises. Leur image trop polie cache des failles scandaleuses.
De la finance folle au lobbying des industries du sucre, du greenwashing aux paradis fiscaux, tous les secteurs de l’économie l’intéressent. Elle a d’ailleurs déjà en tête ses prochaines cibles si l’émission est reconduite, ce qui semble probable en dépit des menaces, recours, demandes d’annulation et autres référés que le service juridique de France 2 affronte depuis des semaines. Elise Lucet salue le courage de la chaîne, qui a résisté aux pressions commerciales.
Avec ses enquêtes, elle a renouvelé le genre du magazine d’investigation, un peu en bout de course.
« Des gamins de 14 ans s’amusent à parodier ces émissions sur Facebook, c’est le signe qu’elles sont devenues des caricatures d’elles-mêmes. Elles sont trop solennelles et sérieuses. Je voulais plus de spontanéité, d’où une équipe légère avec seulement deux caméras. Le dispositif est moins lourd, plus vivant, plus direct. »
C’est dans ce registre d’un journalisme offensif, à la Michael Moore, mené parallèlement à l’exercice plus formaté du JT de 13 heures – « un moment de partage de l’actualité, du monde en travaux, qui m’intéresse aussi » -, qu’Elise Lucet a trouvé un sens à son métier.
Le journal de 20 heures, surtout sur TF1, lui semble un exercice trop éloigné de ses préoccupations. Pour Elise, la vraie vie se joue ailleurs, dans ces machines du pouvoir des affaires dont elle cherche à éclairer les angles morts. Elise ou la vie rêvée du journalisme.
Cash investigation tous les vendredis vers 22 h 15 sur France 2