Des chanteurs qui écrivent, des romanciers qui se font paroliers, voire chanteurs à l’occasion. Les liens entre littérature et chanson, évidents à première vue, sont plus complexes qu’il n’y paraît. Entre mythes et désenchantement.
Réenchanter. Le verbe est en pleine efflorescence, repris sur tous les tons par les grandes voix de la pensée contemporaine et les ténors de la politique. François Hollande en a même fait un slogan : « Réenchanter le rêve français. » Ça sonne joliment, avec un côté conte de fées et baguette magique. Et si l’on tend bien l’oreille, on entend la promesse d’un retour vers un monde enchanté, le refrain de l’âge d’or si souvent entonné. Mais comment réenchanter l’époque ? En revenant sur la réforme des retraites ? En instaurant plus de justice sociale ? Avec un nouveau pacte fiscal ? Sans doute, mais tout cela manque un peu de magie et de poussières d’étoiles.
Le temps d’une chanson
Le réenchantement se fait d’abord en chantant. Et, signe des temps, la chanson est partout. Elle s’est même immiscée dans le champ littéraire. Des romanciers comme Nick Hornby lui rendent, depuis longtemps déjà, des hommages appuyés. D’autres, comme Sagan, Djian ou Modiano, pour n’en citer qu’une poignée, se sont faits paroliers ou même interprètes (Vian, Houellebecq). Et on ne compte plus les livres dits « de chanteurs », du très dada-pop Katerine à l’ombrageux Nick Cave. Récemment, Dominique A(né) nous charmait avec Y revenir, texte d’une douce mélancolie sur son enfance à Provins. Et aujourd’hui, David McNeil, chanteur, auteur-compositeur et écrivain, publie un nouveau livre, 28 boulevard des Capucines, album de souvenirs gentiment impressionniste qui tournoie autour d’une date clé : le 27 janvier 1997, soir de son concert à l’Olympia.
Le temps d’une chanson, on s’abstrait du présent, on oublie les crises et les tourments du siècle. On oublie tout ou presque, comme dans une bulle. « Nous nous aimions, le temps d’une chanson », fredonnaient Gainsbourg et Gréco. Comme le rappelle le philosophe et romancier Vincent Delecroix dans Chanter – Reprendre la parole, un essai allegro et iconoclaste, constellé de microfictions souvent drôles, baroques, qui viennent illustrer son propos, la chanson porte en elle le mythe de l’origine et de l’innocence perdue.
Que l’on songe seulement à l’Essai sur l’origine des langues de Rousseau, chantre du chant de la pureté : « Dire et chanter était autrefois la même chose. » Langage commun, réel ou fantasmé, le chant se pare des vertus miraculeuses de l’universalité. La chanson aussi. Comme si chaque air de variétés avait été écrit spécialement pour nous et faisait écho à nos états d’âme les plus intimes.
Dans son beau texte publié dans le dernier numéro de La NRF consacré aux rapports entre littérature et chanson, Annie Ernaux décrit à merveille ce phénomène d’identification instantanée propre à la chanson, suscité par sa simplicité même, surtout lorsqu’il est question d’amour :
« Il faut cette grande banalité, cette absence d’analyse, pour soutenir et embellir le désir amoureux, nous fondre dans la foule des croyants de l’amour. »
Philippe Forest résume cette idée d’une formule : toute chanson est « l’autobiographie de celui qui l’écoute ». Il n’est qu’à lire les textes réunis dans La NRF, tous empreints d’une certaine nostalgie, pour s’en convaincre.
« NTM est ce pourquoi je suis devenue écrivain »
Joy Sorman évoque avec une sincérité brute son rapport physique, essentiel, à la musique de NTM (elle avait déjà consacré un livre au groupe en 2007, Du bruit) : « J’ai 38 ans, je ne m’en suis pas remise, je ne m’en remettrai jamais puisque NTM est ce pourquoi je suis devenue écrivain. » Arnaud Cathrine raconte avec humour ses allers-retours entre écriture et chanson, Marie Modiano restitue par petites touches aériennes l’enregistrement de son album à Berlin et François Bégaudeau évoque son ancien groupe de rock et explique pourquoi il écrivait les textes en français : « Jouer du rock, c’est faire comme les Américains, oui, mais au sens de : s’assumer d’un pays (…). Le rock ne se joue pas la tête ailleurs, mais les pieds dans la terre… » Le mythe de l’origine encore et toujours.
Delecroix met en garde contre cette prétendue authenticité de la chanson et contre son pouvoir de (ré)enchantement. Il pointe aussi les dangers de la rengaine déclinologue : « La ritournelle du désenchantement est le nouveau chant des sirènes : n’y succombe pas. »
Rêver à toute force d’enchanter la raison, c’est chercher à l’endormir. Nier le désenchantement en chantant à tue-tête pour mieux étouffer la rumeur du monde, c’est se bercer d’illusions. Il faut savoir regarder le réel en face, lui prêter une oreille attentive.
Ecrire, pour résister à la tentation d’une mélodie entêtante
C’est, en partie, le rôle de la littérature, née justement du désenchantement, comme le souligne Delecroix, s’inspirant de Maurice Blanchot et de sa lecture de l’Odyssée. Si Ulysse refuse de succomber au chant des sirènes, c’est pour ne pas sombrer dans le mythe du chant : « Il [Ulysse] est l’envoyé d’Homère au sein de son propre poème, celui qui permet à la voix d’Homère de s’élever en se délivrant du mythe, celui qui permet la poésie contre le chant mythique, celui qui permet la littérature. (…) Toute l’Odyssée raconte le laborieux chemin que suit la voix humaine pour se déprendre, le tortueux chemin, au milieu des écueils et des séductions, que se fraie la littérature. »
Ecrire, ce serait résister à la tentation d’une mélodie entêtante, d’une petite musique facile, mais trompeuse. La chanson dit la vie simplifiée, c’est « le langage de la vie dans ses éléments premiers, dans sa grammaire la plus simple ou la plus fondamentale » et c’est ce qui nous touche, nous « parle » en elle. « Et pour le reste, conclut Vincent Delecroix, tout le reste, de grâce, qu’on laisse faire la littérature. Parce que Dieu merci, on ne vit pas que de chansons. »
Elisabeth Philippe
Chanter – Reprendre la parole de Vincent Delecroix (Flammarion), 350 pages, 19 € La NRF Variétés : littérature et chanson, n° 601 (Gallimard), 224 pages, 19,50 € 28 boulevard des Capucines de David McNeil (Gallimard), 176 pages, 16,90 €