En filmant le travail quotidien de trois surveillants de prison et leurs rapports complexes avec les détenus, le documentariste Didier Cros plonge au coeur de l’institution et en dévoile les duretés et les impasses.
La prison : de rares documentaristes parviennent à filmer les corps fantomatiques qui y survivent. Le cadre spatial – cellule, cour, parloir… -, mais aussi psychique des détenus forme la matière de films où le temps étiré reste captif d’un espace clos.
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Quelques docs, comme le très fort A l’ombre de la République de Stéphane Mercurio ou le webdoc Le Corps incarcéré, témoignaient l’an dernier de cette attention aux sinistres effets de la claustration.
Dans cette vie secrète qu’ils partagent in situ au plus près des détenus, les surveillants jouent un rôle clé (clé comme celle de la porte de leur cellule qu’ils ouvrent et ferment matin et soir). Leur fonction et leur place ont pourtant souvent été négligées dans les représentations sur la prison. Associés à la figure repoussoir du « maton », les surveillants ne suscitent a priori aucune sympathie. En renversant ainsi la perspective habituelle laissant hors champ ces témoins essentiels, le documentariste Didier Cros a filmé durant cinq mois la vie de trois surveillants du centre de détention de Châteaudun dans son nouveau documentaire Sous surveillance.
Placés au cœur du film qu’ils illuminent de leur présence imposante, ces trois surveillants révèlent, par leur fonction centrale au sein de la prison, la réalité de la condition carcérale sous tous ses visages. A la fois proches et éloignés des détenus, ils connaissent leurs traits mieux que quiconque ; cette proximité altérée par leur statut d’hommes libres leur autorise ainsi une certaine familiarité, qui peut prendre la forme d’une complicité respectueuse ou d’une hostilité ouverte.
Vertus insoupçonnées
Au fil du temps, le réalisateur mesure ainsi les périls de leur tâche ingrate et découvre combien, sous le poids d’une autorité parfois abusive, se révèle quelques vertus insoupçonnées : écouter, conseiller, échanger… Leur parole compte autant que leurs gestes ; l’énergie qu’ils mettent dans les conversations avec les détenus dépasse celle mise dans le contrôle des corps (fouille des corps, de la cellule, placement en quartier disciplinaire…).
Assis devant ces détenus qui défilent dans leur petit bureau, et dont Didier Cros filme les nuques fatiguées, les surveillants ne cessent de parler, à la fois curieux, inquisiteurs et soucieux de les comprendre, de les sermonner, de les aider aussi dans leur projet de réinsertion, par-delà l’injonction d’obéir au règlement.
Dans cet espace discursif, Cros filme des corps à corps reconfigurés par la parole, adoucis par la musique des mots, par la présence de deux visages qui se font face. Ce dispositif d’une confrontation entre une parole d’autorité et une parole condamnée, au cœur de l’institution censée corriger les écarts avec la loi, fait écho aux échanges entre les substituts du procureur et les délinquants de Délits flagrants de Raymond Depardon. De la même manière, Didier Cros ne commente jamais ce qu’il filme.
L’un des surveillants affiche une réelle douceur dans sa manière d’écouter ses interlocuteurs et de conserver un calme olympien, y compris dans les situations les plus tendues. Sans oublier de rappeler le règlement, il s’engage pleinement dans un geste de nature thérapeutique, plus que disciplinaire. Interrogeant les détenus sur leurs projets, sur les solutions possibles pour qu’ils se réinsèrent dans la société, il veille plus au destin des détenus qu’il ne surveille leurs vies.
Un huis clos dans un huis clos
Son collègue, tout aussi attentif aux souffrances des prisonniers, montre un visage moins souple et plus autoritaire de sa fonction, plus paternaliste aussi. Moins patient lorsqu’on le défie, il incarne l’autorité disciplinaire. Le film flotte ainsi entre ces deux attitudes qui s’opposent moins qu’elles ne s’imbriquent en permanence et s’adaptent à chaque situation. Parfois, l’obsession du règlement cède la place à de purs soucis de gestion domestique : trouver un lit dans la prison surpeuplée pour un détenu malade exige de longues discussions, un examen attentif des plannings, à la manière d’un concierge d’hôtel agité dans son bureau de réception.
Filmant un huis clos au sein d’un huis clos qui l’englobe, comme si la claustration se déclinait à l’infini (jusqu’à la claustration intérieure, manifeste chez certains détenus à bout de nerfs), Didier Cros fait du bureau des surveillants le réceptacle de la condition carcérale, mais aussi de la misère sociale. Tout est dit sans que tout soit montré ; tout s’entend sans que tout se dévoile. Par l’attention qu’il porte à l’énergie vitale et lucide de ces surveillants, le documentariste questionne le principe même de la prison. En avouant leur certitude que la prison casse plus les individus qu’elle ne les reconstruit, ces surveillants, témoins du désastre, mettent en question l’institution, tout en assumant la nécessité de protéger la société contre elle-même.
Fidèle à son principe de distanciation du regard, sous lequel vibre un engagement de cinéaste au plus près des violences du monde social, Didier Cros engage ici une magistrale réflexion sur la question de l’enfermement, comme il le faisait dans son dernier film, La Gueule de l’emploi, sur la cruauté des modes de recrutement dans le monde de l’entreprise. A chaque fois, il filme des rituels rugueux dont les dispositifs communs – des confrontations à vif dans un espace clos – rappellent la puissance d’imposition des règles sociales sur les individus dont les rêves d’insoumission partent en fumée.
Jean-Marie Durand
Sous surveillance Mardi 12 juin, 23h, France 2
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