Face au couple qui reste le modèle de base, il s’agit d’inventer la norme plutôt que de la subvertir. Explications du sociologue Eric Fassin.
Aime-t-on plus librement en 2012 ?
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Eric Fassin – Et si l’on sortait des grands récits ? A en croire les uns, la libération sexuelle ; pour d’autres, au contraire, la répression sexuelle. Le progrès ou le déclin. Le contenu des normes a changé et notre rapport aux normes aussi : elles ont perdu de leur évidence. Moins aveugle, on est donc plus libre. Mais la nouvelle norme n’est-elle pas l’injonction paradoxale d’être libre d’aimer ?
Un président “normal” non marié à l’Elysée, c’est la victoire d’une nouvelle norme ?
Le plus intéressant, c’est qu’une telle “rupture” n’intéresse personne… Nouvelle norme ? Oui, statistiquement (plus de la moitié des enfants naissent aujourd’hui hors mariage) ; mais pas au sens d’injonction sociale : l’obligation de non-mariage n’a pas remplacé l’obligation de mariage. Reste que cette émancipation (fini le stigmate du divorcé mais aussi de la fille mère ou du bâtard) entraîne des effets normatifs paradoxaux. Un soupçon a priori pèse depuis les années 2000 sur les mariages binationaux (un quart du total). C’est qu’à la différence des couples francofrançais, les couples de nationalité différente sont obligés de se marier s’ils ne veulent pas être séparés. Leur impatience paraît donc suspecte (d’où la chasse aux mariages blancs, voire gris).
Le mariage homosexuel est-il l’aboutissement ou le reniement des idées de 68, soit une demande normative ?
L’ouverture du mariage est revendiquée au nom de l’égalité. Elle est également dénoncée, non seulement en termes conservateurs (au nom de l’ordre symbolique) mais aussi, parfois, dans une logique radicale (contre la normalisation). Il ne s’agit pas d’imposer le mariage à quiconque mais d’ouvrir un droit égal. Il n’empêche : en dictant ce qui est possible, la loi ne prescrit-elle pas ce qui serait souhaitable ? Or c’est au moment où le mariage n’est plus la norme imposée aux hétérosexuels qu’il s’ouvre aux homosexuels. Contradiction ? Non : ce sont les deux faces d’une même évolution. La norme ancienne définissait de façon égale ceux qui étaient dans l’institution et ceux qui restaient en dehors. Les homosexuels étaient assignés à la marge, à la contre-culture, à la subversion. C’est cela aussi qui bouge. Certes, il ne faut pas idéaliser la liberté conjugale et familiale : les contraintes qui pèsent sur les hétérosexuels s’étendent aux homosexuels. Avoir l’air d’un couple normal ou d’une famille normale, c’est tout un travail. Il ne faut pas idéaliser non plus la contre-culture d’antan. Etre l’image en miroir de la culture dominante, c’est encore être défini par elle.
Des formes de couples dissidents ou inventifs, comme le “trouple” ou le sex-friend, sont de plus en plus souvent représentées dans la pop culture et en particulier au cinéma. De quoi ces relations sont-elles le symptôme ?
En pratique, on continue de définir la conjugalité, avec ou sans mariage, par le couple. C’est que l’interdit n’est pas seulement moral ; il est également racial. La polygamie, c’est l’autre. Ou plutôt la polygynie – soit plusieurs femmes pour un homme. Qu’en est-il de la polyandrie ? Jules et Jim, de Truffaut, nous apparaît comme une expérience purement expérimentale ! Quand on s’écarte de l’exclusivité sexuelle, c’est sur le modèle de l’aventure ou de l’infidélité. La structure à deux demeure intouchée. Reste la définition même du couple : à défaut d’être fondé sur le mariage, il est aujourd’hui circonscrit par deux critères, implicites ou explicites, et c’est peut-être là que les choses bougeront plus facilement. La sexualité partagée, d’abord, mais le lien sexuel n’est pas forcément au présent ; il peut être au passé, quitte à pratiquer la sexualité en dehors du couple. La résidence commune, ensuite : les logiques du marché du travail n’ont-elles pas pour effet d’organiser des vies à distance ? La “délocalisation” conjugale pourrait se révéler une ruse du capitalisme.
Le film Shame met en scène un sex-addict. Pensez-vous que cette façon d’envisager la relation à l’autre soit emblématique de notre société, d’un libéralisme poussé à l’extrême, d’une difficulté de vivre à deux ?
Si le film est emblématique, c’est moins d’une réalité sociale que d’une inquiétude : il suggère au fond que la sexualité, faute d’être arrimée au mariage et à la famille, perdrait tout sens social. Si le héros ne parvient pas à coucher avec la femme qu’il désire vraiment, c’est que l’amour serait devenu incompatible avec la sexualité. Nous serions donc condamnés au plaisir solitaire, même avec d’autres. C’est un fantasme conservateur qui voit la fin du monde ancien comme la fin du social.
Séparer sexe et amour a longtemps été l’apanage des homos. La subversion a-t-elle changé de camp ?
Plutôt que “subversion”, le mot-clé pourrait être “invention”. C’est la question que posait Michel Foucault à la fin de sa vie : comment inventer des formes de relations nouvelles ? L’institution traditionnelle du mariage n’a plus cours dès lors que nous distinguons mariage et famille (on fait des enfants sans se marier) mais aussi sexualité et reproduction (avec d’un côté la contraception et de l’autre l’assistance médicale à la procréation) ; et que nous ne confondons plus sexualité et mariage – il suffit de voir l’indignation générale au moment de l’annulation d’un mariage à Lille pour non-virginité – ni amour et sexualité. Notre époque a déplié tous ces termes, reste à les articuler. Mais au lieu d’attendre d’une instance au-dessus de nous la réponse d’une norme, nous sommes amenés à bricoler des réponses individualisées. Elles ne sont pas forcément très originales mais ce sont les nôtres. C’est ce bricolage normatif qui me semble caractériser notre époque. Ce n’est pas toujours confortable – c’est même parfois désagréable. Mais c’est le prix de notre liberté, toute relative, non de subvertir mais d’inventer.
La coparentalité, à la fois nouvelle forme de famille et inspirée du schéma hétéro traditionnel, vous semble-t-elle être l’exemple type du bricolage normatif et de l’invention ?
Aux uns, les familles homoparentales paraissent dangereusement anormales ; aux autres, ennuyeusement normales. C’est qu’elles se sont retrouvées subversives malgré elles. Elles ne demandaient qu’à être normales, elles ont été contraintes de bricoler. C’est un peu l’Oulipo de Queneau et Perec : la contrainte formelle devient la condition paradoxale de l’invention.
La juriste Marcela Iacub suggère que l’on pourrait recourir à des contrats modulables et non plus au seul mariage. Qu’en pensez-vous ? L’Etat intervient-il trop dans la vie privée ?
L’Etat s’est toujours mêlé de vie privée – d’abord en instituant le mariage. On pourrait certes supprimer ce dernier pour lui substituer un contrat privé. Il faut toutefois s’interroger sur la fonction de l’Etat, arbitre des différends privés : car le mariage, c’est aussi le divorce. Or on sait que c’est une protection, dans le couple, du plus faible contre le plus fort, comme lorsqu’on exige une participation des deux parents à la charge des enfants. Sans doute pourrait-il en aller de même dans un contrat. Encore faut-il rappeler l’expérience ordinaire, par exemple dans le monde du travail : les contrats entre des parties inégales sont souvent des contrats inégaux. L’engagement de l’Etat dans la vie privée peut être une source de liberté, qu’il s’agisse de violences conjugales ou de remboursement de l’IVG. Son désengagement pourrait être un facteur d’inégalités supplémentaires. Le problème n’est donc pas l’individualisme mais l’inégalité des individus. Pour la combattre, l’Etat peut se révéler, sinon un allié, du moins une arme efficace. Il n’est ni bon ni mauvais. Reste à se servir de cet instrument. C’est vrai dans tous les domaines, alors pourquoi faire une exception en matière de sexualité ?
Eric Fassin enseigne à Paris-VIII. Il a publié Démocratie précaire (Découverte, 2012), L’Inversion de la question homosexuelle (Amsterdam, édition augmentée, 2008)
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