L’art savoureux du pastiche des frères Coen, doublé d’un examen critique d’Hollywood assez enlevé.
Sorti quelques mois après le film de Steven Spielberg, dont les Coen ont coécrit le scénario, Ave César ! dialogue avec Le Pont des espions. Les deux films traitent du même motif : les procédures de la propagande au cœur du XXe siècle, dans un monde scindé en deux blocs (capitaliste/soviétique). Le Pont des espions examinait plutôt la façon dont la propagande anticommuniste, la fabrique et l’exacerbation de la peur pour manipuler l’opinion, s’opéraient par l’éducation (scène saisissante de l’enfant à qui on enseigne comment survivre à une catastrophe nucléaire) et les médias. Ave César ! déplace la question à celle du cinéma. Et, ce faisant, montre comment le cinéma dialectise cette propagande.
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Actionnaires et chevilles ouvrières
D’un côté, il y a ceux qui détiennent l’usine à rêves : les actionnaires, les patrons de studios au management paternaliste et sévère, les hommes-couteaux suisses devant régler tous les problèmes et colmater toutes les brèches (Josh Brolin, très drôle en fixer, tour à tour maternant et sévère). Eux fabriquent industriellement du divertissement de masse pour asseoir leur domination. Et de l’autre, les chevilles ouvrières, petits scénaristes intellos ou danseur star aux engagements louches (Channing Tatum, très amusant en Gene Kelly communiste), qui n’ont de cesse de subvertir la machine idéologique de l’intérieur et émettent en douce, dans les produits les plus mainstream, des signaux visant à émanciper les dominés.
Le film joue finement de la nuance : d’un côté, une critique assez précise des mécanismes hollywoodiens comme bras armé d’un système politique (la charge évidemment n’est pas très neuve, mais un film comme The Artist par exemple s’en dispensait largement) ; de l’autre, la reconnaissance du cinéma comme forme organiquement du côté de l’ambivalence, où toutes les intentions peuvent être retournées contre elles-mêmes, tous les discours déplacés, et dont la puissance – artistique, imaginaire – tient à cette aptitude à faire entendre une chose et son contraire en même temps.
La causticité de l’analyse et la séduction rétro du pastiche font jeu égal, parfois avec une certaine grâce : Tilda Swinton étincelle en commère d’Hollywood (façon Louella Parsons) dédoublée en jumelles ; Alden Ehrenreich (découvert dans Tetro de Coppola) est irrésistible en cow-boy chantant qui ne peut pas s’empêcher, en toute occasion, de faire du lasso avec tout ce qui lui tombe sous la main (assiette de spaghettis comprise). Par moments tout de même, le récit se disloque un peu en succession de sketches inégalement inspirés et l’enchaînement s’essouffle. Un Coen mineur donc, mais au charme tenace, qui réussit à combiner la satire acide et la nostalgie aimante, sans jamais sacrifier l’une pour l’autre.
Ave César ! de Joel et Ethan Coen, (E.-U., 2016, 1 h 47) retrouvez en kiosque notre hors-série “Le Cinéma des frères Coen”, 100 pages, 8,50 €
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