L’auteur de A Touch of Sin signe une fresque de la Chine contemporaine sur trois décennies. Un mélodrame amer et déchirant.
Le plus étonnant, dans le génie cinématographique de Jia Zhangke, c’est sa capacité à se renouveler avec un naturel étonnant, dont il semble absolument inconscient quand on lui en parle. Il a débuté il y a vingt ans, avec des films d’abord sans moyens, tournés plus ou moins dans la clandestinité avec des amis de son âge – Au-delà des montagnes est son premier film dont la sortie ait été autorisée en Chine…
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Des fictions plus ou moins documentaires, des documentaires plus ou moins fictionnés : il a d’abord traversé toutes les strates du cinéma moderne (il vient d’ailleurs, comme son compatriote Wang Bing, du monde de l’art). Et puis son cinéma se classicise petit à petit, jusqu’à donner aujourd’hui Au-delà des montagnes, sans doute son film le plus accessible, le plus grand public, baigné de sentiments passionnés et passionnels.
Une œuvre plus humaniste que politique
Pourtant, il n’a guère changé de méthode : il tourne avec la même actrice, son épouse Zhao Tao (grande actrice), depuis ses débuts. La plupart du temps dans sa région natale, celle de Fenyang, dans le nord de la Chine. Son sujet unique, il l’a trouvé devant chez lui : la Chine, cet empire en pleine mutation. Jia Zhangke restera à jamais le peintre de cette Chine qui s’est éveillée, jusqu’à devenir aujourd’hui la première puissance mondiale. Mais à quel prix…
C’est le propos de toute son œuvre (mais il n’a que 45 ans), presque plus humaniste que politique : l’humain pris dans des transformations économiques, géographiques, urbanistiques, des transformations si brutales et subites qu’on se demande comment cet homme – si petit par rapport aux rivières qu’on détruit ou qu’on détourne, par rapport aux grandes villes et aux barrages qu’on construit, si fragile – fait pour continuer à vivre. Son film précédent, A Touch of Sin, un chef-d’œuvre, décrivait la violence induite par la folie d’une société comme un cheval emballé.
Un mélodrame amer et déchirant
Au-delà des montagnes, en trois parties, trois époques (1999, 2014, 2025), est d’abord un film empathique avec ses personnages, du moins certains d’entre eux. Tout commence comme une histoire d’amour classique : celle d’une jeune femme, Tao, qui aime danser (c’est le tout premier plan du film, galvanisant au possible, sur Go West des Pet Shop Boys). On apprend très vite que Tao est prise entre deux jeunes hommes qui l’aiment : Liangzi, le mineur modeste et introverti, et Zhang, propriétaire extraverti et très ambitieux, qui sent le vent du libéralisme souffler sur son pays. Tao va choisir Zhang l’entreprenant plutôt que Liangzi le taiseux. Meurtri, Liangzi quitte la ville avant le mariage de ses deux amis.
Quinze ans plus tard, très malade, il revient à Fenyang avec son épouse et son fils. Tao, elle, a divorcé de Zhang, qui est devenu un milliardaire sans pitié. Il a la garde de leur fils. A l’occasion de la mort de son père, le jeune Dollar (c’est le nom que lui a donné son père…) revient dans son pays d’origine, la Chine, et revoit sa mère. Mélodrame amer et déchirant, histoire d’amour meurtri mais baignée de percées et de visions poétiques (un avion qui s’écrase soudain dans la campagne, un tigre dans un zoo, un hallebardier qui vaque d’époque en époque), rythmé par une chanson d’amour sirupeuse en diable, filmé sous différents formats cinématographiques, avec un sens de l’ellipse, de l’humour et de l’image étonnant, Au-delà des montagnes atteint ses sommets quand il aborde l’année 2025. Nouvelle surprise : Jia Zhangke se lance dans la science-fiction.
La fin nous laisse en larmes
Le temps a passé, les illusions sont mortes, Zhang est devenu un milliardaire australien ignoble, et Dollar vit une histoire d’amour avec une femme plus âgée. Elle l’incite à revoir sa mère. La fin, très triste, très belle, pleine d’espoir aussi, aussi poignante que la fin des Parapluies de Cherbourg de Demy, nous laisse en larmes, bouleversés par ce sentiment éternel et universel qu’on appelle le romanesque. De l’histoire, des sentiments forts, le temps qui passe et les personnages qui vieillissent, une intelligence des paysages et des mouvements des cœurs : Jia Zhangke nous a encore surpris, entraînés, et pris dans les mailles de sa toile d’araignée de maître du cinéma.
Au-delà des montagnes de Jia Zhangke (Chine, Fr., Jap., 2015, 2 h 06) à voir coffret DVD de huit films de Jia Zhangke (Ad Vitam), environ 80 €
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