Grâce à Amy Schumer, le réalisateur de 40 ans, mode d’emploi change de corps et de cerveau pour mieux se retrouver. Ou comment se dépêtrer de ses névroses en s’amusant.
On l’avait laissé il y a presque trois ans, à Los Angeles, empêtré dans ses turpitudes de couple, ses réflexes de vieux garçon un brin psychorigide, sa crise existentielle de quadragénaire successful et cependant toujours inquiet. Le film s’appelait 40 ans, mode d’emploi, il constituait une forme d’aboutissement dans l’autofiction, et la fin d’un des chapitres les plus passionnants écrits dans le grand livre de la comédie américaine…
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On le retrouve aujourd’hui à New York, quinze années de moins au compteur, une belle chevelure blonde, et des formes féminines à faire baver n’importe quel personnage de ses précédents films. Non, Judd Apatow n’a pas changé de sexe : il s’est simplement déterritorialisé, pour reprendre le concept développé par Gilles Deleuze et Felix Guattari dans L’Anti-Œdipe en 1972. Soit l’idée, pour le dire très simplement, de déporter ailleurs un ensemble d’attributs afin de mieux se retrouver soi-même – soi-même en quelqu’un d’autre.
Vieux briscard
Ces attributs sont, en l’occurrence, géographiques, sexuels, et temporels : écrit et interprété par Amy Schumer, une comédienne new-yorkaise de 33 ans, quasi inconnue jusque-là, Crazy Amy est réalisé par un (désormais) vieux briscard ayant fait carrière à Hollywood, qui a trouvé dans cet autre cerveau et cet autre corps une continuation des siens propres.
Le caractère quelque peu mutant de l’œuvre peut se lire dès son prologue : dans une banlieue américaine, un père divorcé parle à ses deux petites filles, 10 ans maximum pour la plus grande, assises sur le capot de la voiture ; il leur demande de répéter après lui, comme un mantra, que “la monogamie n’est pas réaliste”. Cut.
La grande jungle de l’amour
Après le prologue, on retrouve l’aînée vingt-trois ans plus tard, de nos jours donc, profondément marquée par l’édit paternel, essayant de se frayer un chemin dans la grande jungle de l’amour, cherchant à préserver sa relation avec ce père désormais malade et sa sœur devenue quelque peu amère (Brie Larson, touchante).
Un détail frappe dans cette introduction : sa temporalité. Si l’on en croit la notice biographique (et les traits) d’Amy Schumer, celle-ci avait 10 ans au début des années 90 ; or le prologue, si l’on en croit les vêtements, la voiture, les couleurs et le grain de la pellicule, date du milieu des années 70… Soit le moment où Apatow, et non Schumer, avait 10 ans. C’est donc son propre souvenir qu’il filme là, même si l’histoire n’est pas la sienne.
Actualiser son cinéma dans une autre écriture
Qu’est-ce à dire ? Que le cinéaste, qui a toujours été obsédé par le legs psychique des parents à leurs enfants – communément appelé névrose –, trouve ici matière à actualiser son cinéma dans une autre écriture que la sienne. Celle d’Amy Schumer a le mérite d’être enlevée, efficace, perspicace.
A l’instar de Lena Dunham, autre protégée d’Apatow, elle aime exposer les situations les plus embarrassantes et en épuiser toutes les possibilités, mais diverge de sa consœur par un comique plus direct, plus franc.
Morale apatowesque
On ne tourne pas autour du pot dans Crazy Amy, et cela donne lieu à des scènes d’une vitalité étonnante – les seconds rôles, comme Tilda Swinton, méconnaissable, ou le basketteur LeBron James y étant pour beaucoup. Le réalisateur de 40 ans, toujours puceau se fait ainsi une seconde jeunesse.
Reste, comme toujours, la question de la morale apatowesque. Son cinéma, leur cinéma, n’est assurément pas subversif. Il est plutôt adaptatif. Il s’agit toujours d’y décrire les relations hommes-femmes telles qu’elles sont, non telles qu’elles devraient être, et partant, de filmer le processus par lequel chacun trouve au mieux sa place dans ce système. L’important n’est ainsi pas l’arrivée mais le chemin emprunté. Aussi, on peut regretter que le dénouement soit une forme de reterritorialisation, pour paraphraser à nouveau Deleuze.
Mais cela ne doit pas être confondu avec un renoncement, un assujettissement à une norme, ou un jugement moral : parce qu’on a suivi dans le détail le parcours d’Amy, parce qu’on l’a vue se dépêtrer de ses névroses, parce qu’on a appris avec elle à aimer l’homme qui l’a convaincue que la monogamie était possible (Bill Hader, qui trouve enfin un rôle à sa mesure), son choix final résonne comme une évidence. Pas si crazy, Amy.
Crazy Amy de Judd Apatow (E.-U., 2015, 2 h 05)
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