Sur un deuxième album mis en scène par Danger Mouse, Michael Kiwanuka met à jour brûlures personnelles et trouble existentiel sincère. Epoustouflant.
A l’écouter sur la dizaine de chansons d’un second album auquel il a consacré les quatre dernières années de sa vie avant de lui choisir ce titre de Love & Hate à fort coefficient antagonique, non, décidément, vraiment pas, Michael Kiwanuka n’est pas né à la bonne époque, ne vit pas au bon endroit, ne fréquente pas les bonnes personnes.
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“Je ne me supporte pas”
Ratage sur toute la ligne. Cas désespéré de démobilisation existentielle. Dans Cold Little Heart, il confesse un pathétique “je ne me supporte pas”, dans I’ll Never Love un désolant “jamais je n’aimerai quelqu’un”, dont le sous-entendu est évidemment “parce que je ne le mérite pas”.
On connaît ce penchant pour l’autodépréciation que cultivent certains artistes, cette posture misérabiliste trahissant presque toujours un ego assoiffé de reconnaissance, un narcissisme blessé auquel seuls les témoignages d’admiration, ou d’apitoiement, du public peuvent apporter consolation. Or rien de cela, pas de faux-semblant ni d’affectation chez cet Anglais de 29 ans qui fut à la sortie de Home Again, son premier opus de 2012, couronné révélation de l’année par de nombreux médias, et qui lui valut d’être nommé au Mercury Prize cette même année.
On peut même affirmer qu’on ne trouvera personnage plus franc et plus honnête que ce fils d’émigrés ougandais, aujourd’hui fer de lance d’un courant soul-folk plein de ressources, qui semble effectivement en complet décalage avec le reste du monde au point de vous répondre sur un ton d’une désarmante candeur chrétienne, alors que vous lui demandez si d’être allé aussi loin dans la confession introspective n’était pas douloureux : “Oh non ! Ça l’aurait été bien plus de mentir, d’offrir une image de moi-même qui ne corresponde pas à ma vérité profonde.” Alléluia.
Une drôle d’époque
S’il est bien une chanson de Love & Hate qui borne cette franchise sans restriction, donne à cette parrêsia (courage de la vérité) tout son sel, c’est bien Black Man in a White World. C’est vrai que nous vivons une drôle d’époque, où de l’illusion postraciale symbolisée par l’élection d’un président noir à la Maison Blanche, nous sommes passés à une soudaine crispation suite aux bavures policières dont plusieurs citoyens noirs ont été victimes aux Etats-Unis, des émeutes qui en découlèrent, du mouvement Black Lives Matter, jusqu’au glissement d’artistes mainstream vers un positionnement plus essentialiste, à l’instar de la Beyoncé de Lemonade.
La mode serait donc au retranchement, au réflexe communautariste, et Michael Kiwanuka, qui jusqu’à présent semblait engagé sur le chemin inverse, celui d’un crossover sans grande aspérité identitaire, aurait donc tourné casaque pour se changer en militant de la cause noire, poing dressé façon Black Panthers et chants d’exaltation afro-entriste en bouche. Mais en fait, non. Black Man in a White World n’est pas ce que l’on croit, pas un brûlot chargé de récriminations, pas une protest-song sur le racisme en Grande-Bretagne…
“J’ai grandi dans une banlieue de Londres, à Muswell Hill, où ma famille était l’une des rares à venir du continent africain, se souvient-il. A l’époque, ce sentiment d’être un Noir dans un monde de Blancs était peut-être plus consistant parce qu’il m’était totalement impossible d’ignorer que j’étais différent de mes voisins. Pour autant, mon intégration n’a pas été particulièrement compliquée. J’avais des amis. J’ai juste appris à vivre avec ce sentiment d’appartenir à une minorité. Tant que vous n’en faites pas partie, vous ne pouvez pas l’expliquer aux autres. C’est peut-être cela l’origine et la destination de cette chanson, faire comprendre aux autres ce sentiment d’étrangeté.”
Un sentiment d’étrangeté radicale
On peut dire que tout l’album Love & Hate est parcouru par ce sentiment d’étrangeté radicale dont l’origine est autant ethnique qu’existentielle. Kiwanuka n’est pas un chanteur en colère, pas un homme révolté, juste un artiste faisant part d’un isolement ressenti avec une extrême acuité dont il exprime les différents états avec un sens du grandiose qui fait date.
Fan de Nirvana et de Radiohead, il a découvert la soul music sur le tard, pour devenir aujourd’hui l’héritier légitime d’un Bill Withers ou d’un Marvin Gaye, auquel on pense beaucoup en découvrant Love & Hate. Le monumental travail de production, dû en grande partie à Danger Mouse – celui qui change en or (presque) tout ce qu’il touche, des Gorillaz aux Black Keys, de Gnarls Barkley à Broken Bells – n’y est pas étranger. Il y a du What’s Going on dans les somptueux arrangements de Place I Belong et du titre Love & Hate. Mais il y a aussi du Pink Floyd dans le long développement de Cold Little Heart – avec cette partie de guitare très gilmourienne révélant l’instrumentiste Kiwanuka – et même du Ennio Morricone.
Il y a ailleurs du Massive Attack période Blue Lines, du Nina Simone, du Gershwin… Il y a surtout et partout, imprégnant la chair de ce recueil aussi sombre qu’exaltant, une sublimation de la détresse, une façon de réenchanter le désenchantement qui laisse pantois. Alors oui, Michael Kiwanuka ne vit peut-être pas à la bonne époque, ne se trouve pas au bon endroit, ne fréquente pas les bonnes personnes. Mais rien à dire, il fait la bonne musique.
concerts le 2 novembre à Paris (Cigale), le 18 à Bordeaux, le 20 à Feyzin, le 21 à Strasbourg
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