Le labeur, la violence, mais aussi la rage et la joie d’être au monde : la vie de quatre prostituées captée avec une densité rare.
A supposer que la vérité soit une femme, n’aurait-on pas lieu de soupçonner que tous les philosophes, dans la mesure où ils étaient des dogmatiques, ont mal compris les femmes ? Et que le sérieux effroyable, la gauche indiscrétion avec laquelle, jusqu’ici, ils ont poursuivi la vérité, étaient des moyens maladroits et malséants pour prendre une fille ?” 1
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A supposer que la vérité soit une pute, non, que la vérité soit plusieurs putes réunies. A supposer que le cinéma s’occupe de ça, de la vérité, ou seulement qu’un film de temps en temps y revienne, comme le fait Much Loved de Nabil Ayouch.
Non pas pour la poursuivre, la vérité, mais pour nous raconter un peu ce qu’elle devient. Il aurait besoin de se déplacer, de faire un pas même infime, de changer de place pour prendre position. Quitter la place de tous les philosophes, je veux dire, de tous les cinéastes. Quitter la place de tous les clients, de tous les policiers, de tous les spectateurs, trouver une autre place. Il ferait scandale (n’importe où : un tel film, tourné en France, ferait scandale tout autant qu’au Maroc, mais il raconterait d’autres choses). Much Loved est scandaleux parce qu’il se place un pas à côté du scandale, qu’il en démonte le mécanisme même en l’accueillant en lui.
Rage et joie chantent ensemble
C’est un film qui résiste avec ses héroïnes comme peu de films osent le faire – accompagner, protéger, encourager ses personnages. Non pas en les libérant, mais en les présentant telles qu’elles se libèrent elles-mêmes, en les désirant telles qu’elles se désirent elles-mêmes. Noha, Soukaïna et Randa, rejointes par Hlima, vont, dans les nuits de Marrakech, à la chasse aux hommes riches, de fêtes privées en bars interlopes, en rêvant à voix haute leurs lignes de fuite.
Nabil Ayouch filme le travail des putes de leur point de vue (ce qui est la moindre des choses), et avec amour. Un amour charnel qui se fait entièrement distinct du désir des clients, de la théâtralité contrainte du rapport des hommes aux filles qu’ils croient prendre. Un regard qui diverge de toute capture, tout en exposant les autres regards, les gestes brutaux dont les quatre héroïnes se dégagent avec force, et l’apparat glauque, menaçant, le luxe mauvais qui les entoure.
La part de description du labeur et de la violence (la vie comme conditions de vie), et la part de tendresse hilarante du film de femmes entre elles (la vie inconditionnée) se fondent en une seule échappée – rage et joie chantant ensemble dans un crachat à la face du monde comme il va.
Les putes savent par cœur le secret éventé du mal
Cette échappée permanente est celle des quatre femmes elles-mêmes : même sans savoir l’arabe, au fil des sous-titres et des sourires, on entend que se lancent ici plus de géniales vannes graveleuses que dans cinq Reservoir Dogs réunis. Des putes qui passent leur temps à se traiter de “putes” entre elles, c’est une bonne image de l’humour même.
Elles sont drôles, elles sont belles, elles sont dures, elles sont le doigt et l’honneur. Loubna Abidar jouant Noha, chef et sœur de la communauté du film, c’est ensemble Ava Gardner et Che Guevara : quand elle lève son verre “aux putes réunies du monde entier”, ce monde tremble sur ses bases pourries. Ce monde de flics corrompus, de rois du pétrole, de colons français minables, ce monde de mécréants qui a si mal compris les femmes, et qu’elles ont très bien compris. Les putes savent par cœur le secret éventé du mal, la manière dont les choses marchent. Elles ont autre chose à dire et à vivre, loin d’un désir qui se prendrait au sérieux (voyez l’affreuse mine sombre de l’homme qui jouit), loin d’une vérité qui se prendrait tout court.
Un film qui irait encore voir du côté de cette autre chose-là, sans la forcer à se montrer et à s’énoncer, ne serait-ce pas un film qui dit la vérité ? Le cinéma, s’il existait, aurait à voir avec quelque chose d’imprenable ou d’impayable. Il rirait, comme le fait Much Loved de bout en bout, de l’idée que la vie ne soit que ça, une affaire sérieuse, une affaire à saisir. Ça ferait un putain de scandale.
1. Friedrich Nietzsche, Par-delà le bien et le mal (1886)
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