Retour pied au plancher signé Friedkin, quelques années après “L’Exorciste”. De l’art de maîtriser le chaos.
En 1977 sortaient deux grands films routiers, deux véhicules aventureux dont le parcours n’a pas fini de nous traverser : leurs chemins refaisaient le monde au passage. Le Camion de Marguerite Duras, c’est le transport absolu, une force vraiment automobile qui transite en boucle lisse sur les routes de campagne françaises. Sorcerer de William Friedkin, qui ressort en salle, traîne au contraire ses fourgons trafiqués sur les pistes défoncées d’une jungle latino-américaine.
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De ces deux films aux géopolitiques divergentes, le premier parle depuis la surface d’un monde perdu, le second plonge dans l’épaisseur d’un monde actuel – la terre entière, planète étouffante, hostile, sous contrôle d’un complot qu’on nomme “mondialisation”.
Sorcerer se compose de deux mouvements de longueur égale, réunis au milieu du film par l’entrée en scène des camions, lors d’une séquence où les personnages principaux retapent la carrosserie, remontent les pièces de moteur, resserrent les écrous. Sous ses airs de scène intermédiaire, cette description précise de la mécanique est le point de rassemblement maximal du film lui-même, le moment où quelque chose tient, où la machine s’ajuste.
Sorcerer vient du chaos et y retourne
C’est aussi celui où les quatre hommes dont Sorcerer est l’épopée sont véritablement ensemble pour la première fois, qui est la dernière à une exception près. Séquence qui adjoint et divise le film, qui est son moteur central : avant elle, un morcellement qui se recompose par à-coups ; après elle, un délitement infini.
Le Convoi de la peur, selon le titre français de l’époque, vient du chaos et y retourne. Ce chaos est notre monde, et le bref temps où il s’interrompt indique et abandonne en quelques gestes la possibilité d’un autre monde. En 1977, les camions étaient des allégories, machines fragiles. La route leur est passée dessus.
Premier mouvement : morceaux. Veracruz. Jérusalem. Paris. New Jersey. Amérique du Sud. Lambeaux d’un monde de souffrance connectés entre eux par le capitalisme intégré. Quatre hommes fuient leurs vies : un mystérieux assassin (Francisco Rabal), un combattant palestinien (Amidou), un banquier d’affaires (Bruno Cremer) et un gangster (Roy Scheider), échouant à Porvenir (“Avenir”), une dictature militaire aux mains des multinationales américaines, à travailler comme ouvriers du pétrole. Quand le puits prend feu, l’unique solution est de l’enterrer par explosion. Les quatre hommes sont choisis pour acheminer des caisses de nitroglycérine, sensible au moindre choc, en camion à travers le pays.
Une émeute d’images et de sons
Friedkin va à toute vitesse, coupant abruptement ses cadres parfaits, recomposant la violente actualité de l’exploitation et de la politique en guerre. La première partie de Sorcerer est une émeute d’images et de sons avançant dans le fracas universel, un moteur à explosions, la connexion expressive de réalités sans autre commune mesure que l’argent, ce dieu visible qui les monte les unes contre les autres.
Second mouvement : débris. Trajet des camions à travers les obstacles. Ce monde est une jungle, un système d’adversité, autrement que le premier, mais absolument parallèle : qui éprouve à chaque mètre la fragilité des corps humains (égaux, nus et sales, sans les costumes de leurs existences). Ces hommes ne sont pas les pantins de chez Clouzot (Sorcerer est un remake du Salaire de la peur, 1953), manipulés par une caméra-destin, ni les héros de Herzog, antichampions de la survie dans un monde romantisé.
L’expression salutaire de notre non-liberté
Ce qui règne, c’est moins le suspense que la suspension : celles des camions amortissant le choc fatal, celle de ce long pont prêt à céder, celle du récit qui suit sans la précéder la dérisoire action humaine. Quand un arbre immense se couche en travers du passage, le fou rire de Francisco Rabal : un homme affirme par ce rire qu’il a compris que le hasard était contre eux, l’ensemble des circonstances et pas seulement la méchanceté humaine. Il comprend, il accepte la folie, le film ne le comprend pas à sa place. Ça arrive.
Dans l’affreuse nécessité planétaire, ce film ne nous fait pas l’affront d’exalter une liberté possible, mais il permet l’expression salutaire de notre non-liberté. Après ce rire, vient la seconde exception. Les conducteurs s’y mettent à quatre, font exploser l’arbre, et répondant au chaos par le chaos, libèrent pour un temps le passage.
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