Entre le film original de 1977 et son remake controversé de 2015, Un Moment d’égarement est passé dans deux grandes lessiveuses normatives : celle des codes du cinéma français de marché et celle de la pruderie de l’époque. Décryptage.
1977 : Claude Berri, alors en pleine ascension dans le cinéma français, réalise Un Moment d’égarement, une comédie de mœurs dans laquelle deux amis quadra (Jean-Pierre Marielle et Victor Lanoux) se déchirent après que l’un ait couché avec la fille ado de l’autre. Sensuelle et amorale, cette réjouissante love story anar, qui prône l’amour sans frontière d’âge, frôle le million d’entrées à sa sortie et connaît un remake américain en 84 (La Faute à Rio de Stanley Donen).
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https://youtu.be/_HxcgcWv3Hg
2015 : le fils de Claude Berri, Thomas Langman, initie un nouveau remake d’Un Moment d’égarement, mis en scène par Jean-François Richet et interprété par Vincent Cassel et François Cluzet. Sorti mercredi, le film a pris la tête du box-office (40 000 entrées le premier jour) et suscita une vive controverse, des voix accusant son affiche de « sexisme » et son récit de « stéréotypé ». D’un film à l’autre, des modifications ont pourtant été opérées, d’infimes variations de scénario qui traduisent les nouveaux usages de la comédie popu made in France.
1) Lolita presque majeure
Le statut des lolitas a bien changé en près de quarante ans. Dans la version originale d’Un moment d’égarement, l’héroïne scandaleuse est âgée de 17 ans, elle a les traits juvéniles d’Agnès Soral et apparaît dès la première scène étendue à moitié nue sur un lit en train de sucer son pouce. Dans le remake de 2015, le même personnage a été vieilli et dépossédé de ses attributs les plus enfantins : c’est désormais une jeune femme sensuelle et affirmée de « 18 ans moins deux semaines » (« Presque majeure » répète-t-elle) qui fera succomber l’homme quadragénaire. Ce changement, a priori anodin, révèle bien l’effort de précaution déployé par la nouvelle version d’Un moment d’égarement, qui fait tout pour évacuer le moindre soupçon polémique et rendre son histoire d’amour plus safe et tolérable.
2) Le quinqua effarouché
La différence la plus notable entre les deux films tient à la nature de la relation entre l’homme quadra et sa jeune prétendante. Dans la copie originale, Jean-Pierre Marielle est un séducteur consentant, qui se laisse facilement séduire, et succombe à plusieurs reprises aux avances de la lolita. Dans le remake, Vincent Cassel interrompt très vite la relation interdite et passe le restant du film à résister à la jeune fille, figurée comme une nymphette prédatrice. De pochade érotique et hédoniste, le film devient ainsi un vaudeville un peu grotesque virant au survival flippé où le pauvre sexy daddy s’agite comme un pantin effarouché pour échapper aux assauts de la tentatrice.
3) Les ados revêches
Le ressort comique du film de Claude Berry reposait en 1977 sur le choc des générations, opposant des figures de pères vieilles France à deux jeunes filles émancipées. Quarante ans plus tard, la fracture générationnelle a pris un tour plus inquiétant : les ados filmés par Jean-François Richet sont de « purs stéréotypes », à la fois ultra modernes (i.e. accrochés à leurs portables) et vaguement réactionnaires, tel ce personnage de jeune fille incarnée par Alice Isaaz qui condamne sans appel la relation de son père avec sa copine Lolita. La jeunesse dans le cinéma popu français : ce naufrage.
4) L’ère des grosses machines
Un moment d’égarement façon 1977 avait le charme de ces comédies badines, à la fois mainstream mais qui semblaient encore bricolées en vacances avec des moyens rudimentaires. Quarante ans plus tard, le cinéma populaire ne s’envisage désormais plus que sous l’angle de la grosse machinerie industrielle, et ce remake traduit bien l’étrange logique de surenchère à l’œuvre dans la production française. Il réunit un casting de prime time (dont l’ultra cabot François Cluzet, qui reprend le rôle de l’aérien Vincent Lanoux), et un réalisateur de prestige (Jean-François Richet, ex-espoir du cinéma français en perte de win) recruté pour son savoir-faire bling. Chaque coucher de soleil ruisselle en reflets orangés sur la mer. Et l’ardoise des droits musicaux a du être sévère: tous les quarts d’heure un tube, et de préférence un qui a déjà beaucoup servi: Les mots bleus de Christophe, Diamonds de Rihanna (déjà largement utilisé par Céline Sciamma dans Bande de filles), I follow rivers de Likke Li (qu’on pensait impossible à recycler pour au moins dix ans après qu’Abdellatif Kechiche en ai fait l’hymne de La vie d’Adèle).
5) Fin pour tous
La conclusion du film initial ne laissait aucune place au doute: Jean-Pierre Marielle finissait par avouer à son vieux pote qu’il était épris de sa fille, et les deux amants maudits partaient roucouler dans la nature. Le moment d’égarement était en fait une révélation. En 2015, Jean-François Richet préfère lui une fin plus ouverte, irrésolue, sinon frileuse: un étrange plan fixe, dans lequel chacun pourra projeter sa fin rêvée, entre retour à la normalité et acceptation de l’amour interdit. La morale est ainsi sauve, de la façon la plus pleutre qui soit.
Un Moment d’égarement, de Jean-François Richet avec Vincent Cassel, François Cluzet (Fr., 1h45,2015)
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