Un vaisseau d’acier et de verre transformé par un immense artiste : Daniel Buren est l’invité de l’exposition Monumenta au Grand Palais à Paris.
Qu’est-ce qu’un Buren ? C’est une intervention in situ, généralement éphémère, qui entend interroger, transformer, révéler un lieu – les colonnes du Palais-Royal à Paris, les anneaux du quai des Antilles à Nantes, le musée Guggenheim de New York. Qu’est-ce qu’un Buren au Grand Palais ? C’est une expérience multiple et multicolore offerte aux visiteurs : d’abord, et de loin, l’impression d’une épaisse forêt visuelle, puis on marche sous une immense pergola de cercles colorés, rouges, verts, jaunes, bleus, vaste auvent sous lequel il fait bon déambuler comme sur une place publique et dont la chromie ambiante varie sans cesse au gré de la lumière, transformant le sol en une palette impressionniste. Et puis soudain, au centre de la cathédrale de verre et d’acier, la pergola disparaît, l’espace se dégage, le Grand Palais retrouve tout son volume et on ressent alors un immense appel d’air vertical. Comme un vertige à l’envers.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
« C’est le volume qui m’intéresse »
Sur le papier, car Daniel Buren travaille à coups de dessins, d’esquisses, sur maquette et donc sans images de synthèse (“ça fausse la vision”), l’artiste avait d’abord imaginé quantité de préprojets. Par exemple : laisser le lieu entièrement vide et colorer uniquement la verrière, ou couper le Grand Palais en deux par un grand miroir biface, ou poser des miroirs au sol.
“Depuis deux ans, je suis sans cesse intrigué par la lumière, par l’air, par le jeu du soleil dans cet énorme ballon de verre qu’est le Grand Palais. Plus que la forme, plus que l’acier, c’est le volume qui m’intéresse.”
Peu d’artistes peuvent se mesurer à un tel espace. Chaque année, l’exposition Monumenta, qui confie le Grand Palais à un seul artiste, offre un spectacle énorme. C’est un combat de titans où deux superpuissances s’affrontent et s’étreignent : d’un côté, la cathédrale du Grand Palais, sommet de technicité moderne ; face à elle, un artiste monstre du contemporain. “C’est aussi pour chaque artiste une rivalité interne, ajoute Marc Sanchez, directeur de la production artistique de l’événement. Monumenta pousse les artistes à se dépasser, à produire un projet d’une envergure physique spectaculaire, c’est intellectuellement très vivifiant. Et ça reste une confrontation risquée.”
Après Anselm Kiefer, après les stèles verticales déposées par Richard Serra, après l’installation hivernale et funèbre de Christian Boltanski, après la sculpture gonflable et gonflée d’Anish Kapoor et avant le Russe Ilya Kabakov l’an prochain, c’est au tour de Daniel Buren, 74 ans, de s’emparer du Grand Palais.
1500 piliers, 4,5 kilomètres de tubes d’acier
Bref, c’est du lourd. Buren se lance du coup dans un projet qui demande toute une chaîne de fabrication industrielle. Pour cela, il s’est entouré de ses équipiers de longue date : l’architecte Patrick Bouchain avec qui il avait conçu les colonnes du Palais-Royal, et l’artisan lyonnais Patrick Ferragne, fondateur de la société Art Project, spécialisée dans le montage d’expositions et la production d’oeuvres d’art contemporaines. L’usine se trouve à Villeurbanne, dans la banlieue de Lyon, tandis que les bâches en plastique transparent et coloré sont montées dans un hangar spécial en Seine-Saint-Denis. Les chiffres sont impressionnants, à la démesure du lieu : 1 500 piliers, 4,5 kilomètres de tubes d’acier qui seront bientôt débarqués par 25 semiremorques : “On n’a que huit jours de montage, commente Buren, on ne peut pas perdre une minute.”
Sa méthode de travail consista d’abord à se livrer à une lecture complète du lieu pour en déchiffrer soigneusement l’architecture, les usages, la dimension politique, histoire de mieux le révéler à lui-même :
“A un moment, je pensais installer des cabanes orthogonales mais en étudiant et en regardant une fois encore la structure du Grand Palais, je me suis aperçu que tout ici était construit sur le motif du cercle. Partout des ronds, des cercles, des demi-cercles… Tout sauf la façade toute droite par laquelle on entre. C’est bizarre d’ailleurs : construit pour l’Exposition universelle de 1900, le Grand Palais est un tel sommet de technicité pour l’époque – il contient plus de fer que la tour Eiffel – qu’on a préféré cacher la prouesse du bâtiment, son innovation géniale, par cette façade droite et néoclassique. Enfin, à partir de là, j’avais mon idée : au lieu de faire des cabanes colorées, j’allais construire des chapeaux ronds et remplir la surface de cercles tangents.”
L’autre décision, prise assez tôt par l’artiste, fut justement de changer le lieu d’entrée dans le Grand Palais : non plus par le centre mais par le côté droit, de manière à visiter le lieu dans sa longueur. “Il faut être complètement idiot, s’emporte Buren, pour avoir placé cette entrée au centre, où on arrive tout de suite sous la nef, qui est quand même le point d’orgue du bâtiment ! Entre-t-on dans une cathédrale par le milieu ?”
Kaléidoscope d’idées
Mais un Buren n’est pas qu’un aménagement d’espace. C’est aussi un kaléidoscope d’idées. L’oeuvre révèle quelque chose du lieu où elle s’installe et qu’elle “travaille” de l’intérieur. Mais que peut bien dire une myriade d’auvents multicolores au Grand Palais ? Que la beauté est possible dans les formes du contemporain. Que l’oeuvre gigantesque de Buren ne se réduit pas aux seules rayures mais qu’elle couvre un spectre beaucoup plus étendu d’outils visuels et de formes. Que les grandes oeuvres peuvent assumer la dimension spectaculaire. Qu’à l’heure de la privatisation à tous crins, l’art nous offre ici l’expérience d’un véritable espace public – l’air, le ciel, la place. Et d’autres choses encore.
Mettant en oeuvre tout son système de pensée, Daniel Buren nous offre avec Excentrique(s) une expérience massive de l’art. Il faut venir de jour pour prendre l’air et la lumière, il faut venir de nuit pour parader sous les cercles de lumière. “Une fois passé le plafond surbaissé par les paravents colorés, on est sous la nef, dégagée d’un seul coup, et c’est plus fort que si tout avait été laissé entièrement vide. Cela devrait révéler le lieu. Je veux qu’on ait la perception sculpturale de cet immense volume, 500 000 mètres cubes d’air. C’est quelque chose d’abstrait et de sensoriel à la fois, c’est atmosphérique.” Immersion garantie.
Jean-Max Colard
Excentrique(s) dans le cadre de Monumenta, du 10 mai au 21 juin au Grand Palais (Paris VIIIe)
{"type":"Banniere-Basse"}