La dernière journée de Pier Paolo Pasolini évoquée de façon habitée et stylée par un Ferrara très inspiré.
Pier Paolo Pasolini est mort, battu à mort et écrasé par une voiture sur une plage d’Ostie, la nuit du 1er au 2 novembre 1975. Ce fait, le meurtre du poète, romancier, essayiste, polémiste et cinéaste le plus lucide et récalcitrant de sa génération (pour une fois, le terme de “rebelle” ne serait pas usurpé), demeure l’un des événements les plus tragiques et marquants de l’histoire de l’Italie de la seconde moitié du XXe siècle (il n’y a pas de mois sans de nouveaux rebondissements dans l’enquête – laquelle continue – sur les circonstances de sa mort, qui ne seront sans doute jamais élucidées). Pourquoi ? Parce que Pasolini dérangeait beaucoup de monde (y compris les milieux les plus à gauche – en 1968, il s’était par exemple rangé du côté des policiers, en disant que c’étaient eux les prolétaires, et non les étudiants…). Il avait autant d’ennemis que n’importe quel cadavre dans un roman d’Agatha Christie.
Quels qu’en soient ses véritables auteurs, son assassinat est, symboliquement, un crime perpétré par un inconscient collectif, une société consumériste, bourgeoise, esclavagiste, préberlusconienne, prolongement du fascisme, qui rejetait tout ce qu’il incarnait : l’intelligence, la culture, la créativité, l’amour de la beauté, la révolte contre l’injustice sociale, la liberté sexuelle, la modernité. Abel Ferrara raconte la dernière journée de Pasolini. Très beau, son film se hisse à la hauteur de son modèle en ne sombrant pas dans le spectaculaire. La mort de Pier Paolo est filmée avec sobriété, sans effets, conformément aux connaissances actuelles sur la question. Et elle n’est pas au coeur du film, tout en s’y situant.
Avec réalisme, sans ostentation ni lyrisme, Abel Ferrara décrit d’abord la vie quotidienne de l’homme Pasolini, du lever jusqu’à la fin du jour. Il montre sa vie publique (interviews), sa vie familiale (sa mère et sa nièce, avec lesquelles il vit dans le quartier de l’E.U.R., construit par les fascistes dans le sud de Rome, loin du centre), sa vie intime (les jeunes prostitués des faubourgs de Rome, les amis, comme Ninetto Davoli, jeune homme du peuple devenu père qui fut longtemps son amant et son acteur fétiche). Pasolini est fatigué, las, d’une intelligence aiguisée. Mais la fatigue n’altère-t-elle pas sa raison ? Avec une précision, un sens du cadre, une connaissance de l’Italie qui transparaît à chaque plan, Ferrara décrit un homme qui se sent vieillir. Willem Dafoe, dans le rôle de Pasolini, se montre admirable de sobriété, de retenue, d’intelligence du personnage et de l’artiste. Mais le plus beau, et aussi le plus émouvant du film, se situe ailleurs : dans la tentative de nous montrer ce qu’il y a, au moment de mourir, dans le cerveau de Pasolini. Et qui restera inachevé.
Le film commence par la retranscription fidèle de la dernière interview accordée par Pasolini à un journaliste français (dans le film, il est barbu et chevelu, dans la vraie vie, il s’agit de Philippe Bouvard…), où il s’explique sur le scandale qu’il provoque, qui choque les autres en même temps qu’il leur procure du plaisir.
Mais très vite Ferrara va nous entraîner dans l’imaginaire de l’intellectuel, d’abord dans le livre qu’il est en train d’écrire, Pétrole, charge contre le commerce international de cette source d’énergie, mais aussi tentative de renouveler le roman, en mélangeant poésie, style journalistique, autobiographie et regard dédoublé sur le narrateur et l’écrivain. Cette expérience unique, schizophrénique et critique – écrire à la fois une autofiction et dresser le portrait de son auteur –, Ferrara la met littéralement en images. Cela pourrait être ridicule, et ça ne l’est pas du tout, parce qu’on sent immédiatement qu’il s’agit d’un hommage, d’un exercice d’admiration, d’une humble et aimante façon, pour Ferrara, de prolonger le travail de Pasolini, de le continuer, de lui donner une existence iconographique.
Il faut sans doute un certain courage artistique, aussi, pour adapter quelques scènes du dernier scénario écrit par Pasolini et faire jouer l’un des rôles principaux par le vrai Ninetto Davoli.
C’est là où Ferrara frappe le plus fort : au coeur. Pasolini, dans un de ses textes les plus célèbres, les plus désespérés aussi, constatait la disparition des lucioles, comme métaphores des “lumières” qui peuvent nous guider dans l’obscurité immense de l’inculture et de la barbarie. Dans Survivance des lucioles, en 2009, le philosophe Georges Didi-Huberman clamait au contraire la permanence de petites zones esthétiques permettant de croire en la possibilité d’un monde meilleur où l’argent-roi, la bêtise tranquille du capitalisme exacerbé – mais aussi le discours bêtement militant –, ne règneraient pas sans partage. Le film de Ferrara, d’une certaine manière, consciente ou non, redonne vie aux ultimes travaux de Pasolini et les projette dans l’avenir, où il peut toujours “se passer quelque chose”… Pasolini’s not dead.