Comment un jeune hippie canadien, futur réalisateur de Rambo, s’est retrouvé à filmer l’outback, l’arrière-pays australien, ses massacres de kangourous, ses bastons et ses bitures. Un film culte resté quarante ans invisible. Wake In Fright est un choc.
Festival de Cannes, 16 mai 1971, Ted Kotcheff arrive avec un léger retard à la projection de son film, Wake in Fright (Outback – Le réveil dans la terreur), en compétition officielle. Il s’installe dans le rang réservé à l’équipe du film et attend, impatient et fébrile, que les lumières s’éteignent.
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Quelques minutes après le générique de début, il entend une voix dans son dos : “Un mec s’est assis juste derrière moi et s’est mis à commenter le film, se rappelle le cinéaste, aujourd’hui octogénaire. Il n’arrêtait pas de répéter : ‘Wow, c’est génial, wow, c’est fou’. On aurait dit un gosse. Au moment de la scène du viol, j’ai cru qu’il allait faire une syncope. Il disait : ‘Non, il ne va pas oser quand même ! Ah génial, il a osé !’ A la sortie de la projection, Ted Kotcheff veut absolument connaître l’identité de son fan anonyme. “J’ai demandé à mon agent qui était ce gars qui avait parlé pendant la séance. Il m’a répondu : ‘Lui ? C’est un jeune cinéaste qui a sorti un premier film. Un bide. T’emballe pas, c’est personne.” C’était Martin Scorsese.
Quarante ans plus tard, ce jeune réalisateur sans importance est devenu l’un des plus grands auteurs américains et sa première intuition s’est depuis largement vérifiée : Wake in Fright était bien le film “fou” et “génial” qu’il avait su reconnaître. Un petit film australien à la frontière du documentaire ethnographique et de la fiction la plus hallucinée, sublime vestige underground des années 70 qui a failli disparaître à jamais. “Jusqu’à ce qu’on retrouve les négatifs et qu’ils soient restaurés, Wake in Fright était devenu une rumeur : un film secret, un peu dangereux, dont les gens entretenaient la légende sans même l’avoir vu”, nous raconte avec emphase l’acteur Jack Thompson, qui fit partie de l’aventure.
Plus connu pour les anecdotes délirantes qui entourent son tournage que pour sa postérité, Wake in Fright est pourtant l’un des actes fondateurs du cinéma moderne australien, l’initiateur d’une nouvelle génération de cinéastes aventuriers qui compta dans ses rangs Peter Weir ou George Miller.
A l’origine de ce film explosif, il y a un livre publié par le journaliste australien Kenneth Cook en 1961. D’inspiration autobiographique, il raconte l’histoire d’un enseignant snob originaire de Sydney qui se retrouve propulsé en enfer : piégé en plein cœur de l’outback, sans argent ni échappatoire, il passe quelques jours dans une petite ville isolée de la civilisation, au milieu de paysans arriérés qui ne vivent que pour la chasse, l’alcool et la baston.
“C’était un roman noir, très nihiliste, qui évoquait un monde de masculinité excessive, où des hommes agissaient comme des animaux, nous décrit le scénariste du film, le poète jamaïcain Evan Jones, qui a convaincu les studios d’embaucher Ted Kotcheff. Nous avions déjà travaillé ensemble et Ted me semblait être la personne idéale pour adapter Wake in Fright. Même s’il vivait au Canada et ne connaissait rien de l’Australie, je savais qu’il s’identifierait au roman.”
A cette époque, Ted Kotcheff est un jeune cinéaste engagé, un “hippie aux cheveux longs” qui rumine sa colère contre le monde occidental : “J’étais pessimiste, déprimé, se souvient le réalisateur. Nous recevions chaque jour des images atroces de la guerre du Vietnam, j’avais l’impression que le monde se suicidait. Lorsqu’Evan m’a fait parvenir ce livre, je me suis vite reconnu dans sa noirceur et son dégoût de la nature humaine.”
Mais pas question pour le Canadien de tourner ce film sans connaître la réalité du terrain. Une fois le contrat signé, il embarque seul pour l’Australie à la recherche de décors et d’histoires à raconter. Il pose ses valises à Broken Hill, ville industrielle de 20 000 habitants paumée en plein désert, à plus de 1 000 kilomètres de Sydney. Pendant trois mois, il s’installe dans un motel et passe ses nuits à boire dans les pubs avec les soulards du coin et à fréquenter les réunions de syndicats ouvriers. A se battre, aussi : “J’ai vite compris l’usage de la baston. C’était une ville où il y avait une femme pour trois hommes, pas de bordels, où l’homosexualité était proscrite. Se bagarrer était le seul moyen d’avoir un contact humain pour ces gars qui vivaient dans une terrible solitude.”
Lorsqu’il arrive sur le tournage, où il rejoint le casting constitué de Donald Pleasence et Gary Bond, l’acteur australien Jack Thompson se retrouve immergé au cœur d’un monde sauvage, inconnu : “L’outback était, au même
titre que le Midwest américain à une certaine époque, un environnement extrêmement isolé et hostile, se souvient-il. Les gens vivaient ici selon des codes et des rituels étranges. Et comme aucun film australien n’avait encore osé montrer cette réalité, nous avions l’impression d’être des explorateurs.”
Poussé par le studio à réaliser un banal film de genre, Ted Kotcheff s’écarte peu à peu de la commande : lui veut tourner Wake in Fright comme un documentaire, saisir au plus près la vie de cet outback secret et brutal. Il veut faire ressentir la chaleur, la poussière, l’exiguïté et l’ivresse qui constituent l’ordinaire de Broken Hill. Sans rien simuler. “Le premier jour du tournage, l’acteur Chips Rafferty, qui incarne le shérif, avait une scène dans un bar, explique Ted Kotcheff. Il a bu une pinte et l’a recrachée en me disant : ‘Ted, ce n’est pas de la bière, c’est du fake !’ Je lui ai dit que c’était nécessaire, étant donné que presque toutes les scènes du film impliquaient des acteurs en train de boire. Il m’a répondu : ‘Hors de question qu’on fasse semblant. Voilà ce qu’on va faire : tu t’occupes de ta caméra, moi de l’alcool.” “A partir de cet instant, le tournage est devenu infernal, se marre Jack Thompson. Nous buvions lors de chaque scène, sous une chaleur pouvant atteindre les 40 °C. Franchement, je ne crois pas avoir fini une journée sans être bourré.” Cet impératif de réalisme, Ted Kotcheff va le pousser encore
plus loin, jusqu’au scandale.
En plein tournage, il apprend que des chasseurs organisent toutes les nuits des traques de kangourous pour revendre leur viande à l’industrie de l’alimentation animale. Il veut à tout prix en être, filmer ces massacres organisés. “Je pensais intégrer des images réelles des chasses dans mon film, montrer cette vérité insupportable de l’outback, raconte le cinéaste. J’ai donc expliqué aux types du coin que je faisais un documentaire et ils ont accepté que j’embarque avec eux un soir. Je me suis retrouvé dans une jeep avec quatre mecs qui n’étaient là que pour tuer. Vers 2 heures du matin, ils étaient bourrés et ont commencé à rater leur cible : le sang giclait partout, ils tiraient dans les pattes, dans l’estomac, et finissaient les bêtes au couteau en se marrant.”
Dans cette nuit noire, Ted Kotcheff se sent “démuni, en colère”. Mais il était aussi certainement grisé par ce spectacle, pense aujourd’hui le monteur du film, Anthony Buckley. “Je crois qu’il y avait un peu de perversité chez lui, nous précise-t-il. Ted, qui venait de la ville, était excité par ce qu’il découvrait dans l’outback, par la brutalité de ces hommes. Pour une scène de baston dans un pub, je me souviens qu’il avait tourné quarante-sept prises ! Il ne pouvait pas s’arrêter…”
C’est là toute la force du film : plutôt qu’une simple critique des rednecks australiens, Wake in Fright est une plongée radicale dans le mal, l’œuvre un peu tordue d’un cinéaste que l’on sent fasciné par la sauvagerie primitive de l’outback. Jack Thompson raconte : “A la fin du film, lorsque le héros revient chez lui après avoir traversé l’enfer, il dit bizarrement : ‘J’ai vécu les meilleures vacances de ma vie.’ Et je crois que c’était à l’époque le point de vue de Ted. Il était exalté par ce tournage, par la violence, la solidarité masculine et la liberté de ce monde.” Une idée que ne contredit pas Ted Kotcheff : “Je n’ai jamais eu l’intention de juger mes personnages, au contraire, je les ai aimés, dit-il. Wake in Fright a été perçu comme une violente critique de l’outback, mais c’était l’inverse : pour moi, le vrai cauchemar était la ville, Sydney, ce monde prétendument civilisé.”
Lorsque le film sort enfin en 1971 en Australie, il s’attire sans surprise les foudres de la presse nationale : on lui reproche sa vision du pays, sa violence gratuite et surtout la scène de massacre des kangourous – qui participera pourtant à établir légalement des quotas de chasse en 1981. Très vite retiré de l’affiche malgré son succès critique international, Wake in Fright devient instantanément un film culte chéri par des générations de cinéphiles mais quasi invisible.
Ted Kotcheff poursuivra lui sa carrière aux Etats-Unis, enchaînant les petits films de commande avant d’obtenir son premier – et dernier – succès avec Rambo, en 1982. Il n’entendra plus parler de Wake in Fright, jusqu’à ce que le monteur, Anthony Buckley, se lance à la recherche des négatifs en 1996. “Ça a été un long processus, nous raconte Buckley. Presque toutes les bobines avaient été perdues. Nous en avons trouvé abîmées en Espagne, en Irlande, puis nous avons suivi une piste dans un entrepôt de Pittsburgh aux Etats-Unis. Il y avait là un conteneur avec deux cents bobines, dont celles de Wake in Fright. C’était miraculeux : une semaine plus tard, tout partait à la poubelle.”
Restauré dans ses couleurs d’origine, le film est sorti de l’ombre et a fait son retour sur la Croisette, dans la sélection Cannes Classics, en 2009. L’invité d’honneur de l’édition était cette année-là un certain Martin Scorsese.
(Reprise)
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