Quand le conte de fées plein de bons sentiments rencontre le Kâmasûtra, option très porno. Question : Nicholson Baker est-il un grand pervers ou un moraliste pudibond ?
C’est un pays des merveilles classé XXX, auquel on n’accède pas en passant par un terrier de lapin blanc mais en se laissant aspirer par une variété d’orifices – trou de parcours de golf, sèche-linge, méat urinaire ou capuchon de stylo. Au-delà se trouve une terre de cocagne érotique, qui est aux amateurs de bombance charnelle ce que la chocolaterie de Roald Dahl est aux plus goulus dévoreurs de cacao : un lieu dévolu à l’exultation des sens, au décuplement des désirs et au foisonnement des fantasmes. Avec son nouveau roman, Nicholson Baker dévoie le conte de fées au contact du Kâmasûtra, et en profite pour offrir à un échantillon d’Américains middle-class, blancs, hétéros et bien élevés un séjour riche en surprises, acrobaties et sensations fortes.
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On savait Nicholson Baker capable d’alterner livres pour enfants (Nory au pays des Anglais) et romans érotiques (Vox). Avec La Belle Echappée (en VO explicite, House of Holes), ces deux registres prennent rendez-vous, de cinq à sept. Narrées, pour l’essentiel, sur le ton de la fantaisie naïve, les aventures de Shandee, Dave, Rhumpa et les autres (dont une paire de célèbres musiciens russes et une sculptrice spécialisée dans les fessiers hypertrophiés) doivent une grande partie de leur charme au décalage entre l’égalité d’humeur de la prose et l’extravagance des objets, situations et métamorphoses qu’elle décrit (“C’est là que nous trouvons les essences dures dont sont tirés nos saladiers et notre ligne Dendros de godemichés…”).
Dotés d’une plasticité proprement cartoonesque, les corps échangent sans frontière de genre leurs organes génitaux, les arbres se muent en bêtes de sexe et des hommes sans tête font de dociles sex-toys. Implicitement féministe (ce sont les filles qui mènent la danse), volontiers humoristique (le monde parallèle de la “maison des trous” est régi par des règles tatillonnes) et gaillardement parodique (les orgasmes s’accompagnent de bordées ordurières à faire rougir un hardeur patenté), le livre de Baker se cantonne délibérément à une sexualité saine, solaire, consensuelle et désinhibée.
Au nombre de ses inventions figure en effet “un AR-24, avion mixte reconnaissance pompe/ porno”, dont la fonction consiste à aspirer tout le “mauvais porno”. Bien qu’un curieux angle mort laisse dans l’ombre la nature exacte des images et écrits relégués dans cet enfer, la finalité prohibitionniste de l’entreprise laisse songeur – en prétendant éradiquer frustration, jeux de pouvoir et stratégies libertines, La Belle Echappée est aux romans libertins du XVIIIe siècle ce que le naturisme tue-l’amour est à la danse des sept voiles.
On ne sait si cette façon de jumeler utopie de la baise pour tous et toutes et pays des Bisounours relève d’une pudibonderie morale exacerbée ou d’une perversité carabinée, leur étalage de bons sentiments donnant aux personnages de Baker des âmes d’enfants prépubères égarées dans des corps spectaculairement sexués.
La Belle Echappée (Bourgois), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Eric Chédaille, 310 pages, 22 €
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