Un an après l’exhumation de sa superbe triologie, découverte d’un autre grand film du grand cinéaste écossais.
L’Ecossais Bill Douglas (1934-1991) est surtout connu pour sa superbe trilogie en noir et blanc ressortie il y a environ un an, sur son enfance et sa jeunesse de prolétaire. En couleurs, inédit en France, Comrades (1986), le dernier film qu’il ait tourné (sur plusieurs années, dans des conditions de production épuisantes), est d’un tout autre acabit, même si l’on y retrouve la force d’un cinéma unique, engagé, humaniste, sobre et imaginatif. Sur un autre mode opératoire et esthétique que la trilogie (plus bressonienne et buñuelienne), la découverte de Comrades coïncide curieusement avec la sortie récente de la dernière partie de Heimat de l’Allemand Edgar Reitz et avec celle de Jimmy’s Hall de Ken Loach.
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De quoi y est-il question à chaque fois ? De l’immigration, de l’exil, de ces citoyens gênants (pauvres, trop habités par des idées de justice et de changement) que les Etats réactionnaires des sociétés occidentales des XIXe et XXe siècles décidèrent d’envoyer à l’autre bout du monde aller voir s’ils y étaient : dans leurs colonies.
Comrades raconte une histoire vraie : celle de George Loveless, de son frère, de ses amis, laboureurs dans le village de Tolpuddle, dans le Dorset, en 1834, connus depuis sous le nom des “martyrs de Tolpuddle”. L’histoire est la même partout les mafias italiennes sont nées pour les mêmes raisons) : les propriétaires exploitent les agriculteurs, font baisser leurs salaires, avec l’aide du clergé qui préfère que les pauvres restent pauvres. Les exploités se regroupent en une société secrète, une sorte de corporation qui croit dans la force du collectif. Arrive ce qui doit arriver : la répression, la sanction, la punition, le rétablissement de l’ordre. On les juge vite et on les déporte en Australie, où ils vont casser des cailloux ou exploiter des terres arides et des gens encore plus pauvres qu’eux : les autochtones. Une histoire très européenne, en somme.
Dans des tons qui s’inspirent d’évidence de la peinture (notamment de Vermeer),Bill Douglas donne à ce récit un éclat tout particulier. Son film est, sans retenue, de manière très assumée, un hymne à l’humanité et au courage de ces hommes. Ce qui pourrait être gênant ou ridicule (une vision manichéenne qui oppose les lords cyniques et affreux aux travailleurs vaillants et obstinés) ne l’est jamais. Un souffle lyrique, plein de pudeur, emporte sur son passage tous les scrupules du spectateur, ainsi qu’une foi profonde dans l’inexorabilité du sens de l’histoire – d’ailleurs, le film se termine “bien”, car l’affaire de Tolpuddle secoua la société britannique, poussa d’autres corporations à se regrouper pour former des lobbys, et Loveless et ses amis devinrent leurs héros emblématiques, statut qui leur permit de revenir d’exil.
Ce qui fait la qualité de Comrades, c’est sa mise en scène. Douglas est un créateur de formes, pas le simple artisan enregistreur académique d’une réalité sociale. Il a lu Brecht et en a tiré des leçons. Emboîtant les récits, multipliant les clins d’oeil aux procédés de projection d’images antérieures à l’invention du cinéma (théâtre d’ombres, kaléidoscopes, lanternes magiques, etc.), il recrée le réel dans un monde imaginaire, lie le destin de ces hommes ancrés dans la réalité à celui des images merveilleuses sur le point de devenir mouvantes, comme s’il considérait que la marche vers l’avènement du cinéma était indissociable du progrès social ou d’une sensibilité au monde – on trouve des traces de cette dernière idée dans certains films d’Ingmar Bergman, par exemple. Douglas multiplie les audaces baroques et grotesques typiques d’un pan entier de la littérature britannique (Shakespeare le premier) : violence, courte scène de zoophilie (coupée au montage à l’époque), acteur interprétant plusieurs personnages.
Comrades est un film bouleversant, parce qu’au-delà de son récit, il y a la croyance absolue dans la puissance de la représentation et dans le spectacle. De ce jeu permanent entre le réel et l’imaginaire, le spectateur ressort lavé, galvanisé, n’ayant pas vu les trois heures passer. Pesons nos mots : un chef-d’œuvre.
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