Le dernier film d’Abel Ferrara « Welcome to New York », non retenu en sélection officielle, a été montré hier soir à Cannes.
« Do you know who I am ? », est-il écrit sur l’affiche de Welcome to New York, par dessus les épaules d’un homme de dos, qu’on devine être Gérard Depardieu. Pas de visage, juste un dos, massif, des mains menottées, et des flashs crépitants. Prononcée aux alentours de la 20e minute par l’ogre Devereaux (« directeur d’une grande institution internationale ») lors d’un acte de fellation forcé avec une femme de ménage dans un hôtel, la phrase semble s’amuser, en première lecture, de la fausse ambiguité représentant/représenté : derrière Depardieu/Devereaux, c’est bien entendu DSK qui se cache – mais toute ressemblance, etc.
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Sait-on qui est cet homme ? Oui, nous le savons pertinemment. Mais lui, le sait-il ? Rien n’est moins sûr. La première scène surprend. On y voit Depardieu expliquer à des interviewers, face à lui, qu’il n’aime pas l’homme qu’il doit jouer, qu’il « ressent » d’ailleurs ses personnages plus qu’il ne les joue, et qu’il n’aime, au fond, pas les politiques. « I don’t trust politics, bafouille-t-il dans un anglais approximatif, I am individualist, I am anarchiste ! ». Pas de doute, croit-on alors, c’est bien Depardieu-l’exilé-fiscal qui parle. Un détail, pourtant, intrigue : la femme qui lui pose des questions n’est autre que Shanyn Leigh, la compagne et muse de Ferrara depuis quelques films. Plus tard dans le film, on la verra mimer une ingénue qui pourrait être Tristane Banon. Autrement dit, elle joue un rôle. En toute logique — mais Ferrara est-il logique ? – ce qu’on prenait pour un prologue documentaire, est ainsi, peut-être, déjà une scène de fiction, et notre anarchiste fâché avec la langue de Shakespeare, déjà Devereaux.
Alors quoi ? Depardieu, Devereaux, DSK seraient les trois facettes d’un même monstre, pieuvre capitaliste dont Ferrara n’a jamais cessé d’autopsier les tentacules nécrosés ? Aussi fasciné que révolté par ce qu’il montre, toujours au bord de l’abîme qu’il filme, Ferrara lui-même pourrait entrer dans cette ronde macabre. Le ton ici n’est pas à la dénonciation, pas plus que l’humeur est à la rédemption. Dans Welcome to New York, les hommes sont des porcs, dont la seule grandeur est d’avoir compris quelle était leur place dans la chaine alimentaire : des porcs qui dévorent des poules, en se recouvrant de crème dans des partouzes glauques (ou des bouillabaisse, comme le dit Devereaux à son gendre consterné). Et la seule grandeur du cinéaste (et de l’acteur avec lui) serait de témoigner de cette décadence en s’y baignant, dans un geste gonzo ultime. Derrière les masques, on ne sait plus qui est qui, qui fait quoi, mais il faut bien vivre : c’est-à-dire pécher dans la langue de Ferrara.
Le film est-il réussi pour autant ? Hélas non. Intéressant d’un strict point de vue théorique (sur ce qu’il dit du cinéma, et du cinéma de Ferrara en particulier), Welcome to New York est le film le plus ingrat de son auteur. Volontairement ou non, celui-ci semble y avoir abandonné toute idée de mise en scène – lui qui pourtant, dans Go Go Tales ou 4:44, manifestait encore une incontestable virtuosité – pour se contenter, à quelques scènes près (un rhabillage en prison, un monologue cynique sur un toit, les gestes de Jacqueline Bisset, très forte) des codes de la scripted reality, ces atroces (mais hilarantes) reconstitutions de faits divers. Devereaux baise, viole, fesse, grommelle, bouffe, ment comme il respire ; Depardieu déborde de partout, fascinant autant qu’embarrassant ; et Ferrara, lui, semble paumé au milieu de tout ça, avec un scénario grotesque (particulièrement les scènes de ménage) et une caméra morne. Comme s’il était impuissant. Lorsque le réel ressemble un film que vous avez vous-même écrit (du New Rose Hotel au Sofitel il n’y a qu’un pas), que vous reste-t-il en effet à faire ? Un joli coup marketing, une soirée cannoise (avec peignoir, menottes et martinets distribués aux convives, plus post-moderne tu meurs), et puis un autre film, vite, plus inspiré on l’espère.
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