La réalisatrice de la bataille de Solférino, Justine Triet, nous parle d’un de ses films cultes, qui ressort en salle.
C’est un film sur le spectacle de soi. C’est un exercice de confession. C’est une odyssée de l’échec. Et c’est quasiment du stand-up.
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Jason Holliday, combinaison de toutes les marginalités possibles de l’Amérique des sixties (il est noir, homosexuel, call-boy, prostitué), fait face à la caméra de Shirley Clarke qui, hors champ et accompagnée d’un certain Carl, lui demande de raconter sa vie. Pendant toute une nuit il se donne en spectacle, tour à tour fascinant et agaçant. “Arrête de rire Jason ! Parle-nous de toi ! Ta mère, ton enfance, les hommes que tu as aimés…” Devant ces questions, Jason esquive, swingue avec virtuosité. Il éclate de rire, et fait toujours contraster l’horreur des situations décrites (le racisme, l’homophobie, la violence, etc.) avec son invincible jovialité.
Si le film évoque d’autres portraits filmés comme Numéro zéro d’Eustache (sur sa grand-mère) ou Histoire du Japon racontée par une hôtesse de bar d’Imamura, il faudrait y ajouter la descente éthylique de Jason, qui boit et fume continuellement – et que Clarke monte en floutant l’image, embrassant ainsi au montage toute l’ivresse qui gagne le personnage, et le film avec lui.
En filigrane, Portrait of Jason traduit également une authentique haine d’Hollywood, qui s’exprime dans le corps même de Jason : il incarne la limite du show, une surface euphorique détruite de l’intérieur. Ce n’est pas anodin
que Shirley Clarke, tête de file avec Jonas Mekas de l’underground new-yorkais des années 60, décide de filmer un tel déraillement du spectacle.
Jamais un exercice de portrait au cinéma ne s’est à ce point construit sur une lutte, opposant brutalement (jusqu’à l’insulte) le sujet filmé et le cinéaste. Rythmé par les “I’ll never tell” de Jason, le film oppose la réalisatrice à une carapace de gaieté qu’elle et son compagnon (encore plus violent) ne parviennent jamais vraiment à percer.
C’est toute la captivante amertume de Portrait of Jason, qui s’efforce d’affûter son écoute, de toucher la douleur, la gravité, jusqu’au vertige, et c’est quand il y parvient miraculeusement que cet entretien chaotique, imparfait, atteint de sidérantes zones de grâce.
propos recueillis par Théo Ribeton
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