Une femme obsédée par un homme, qui pourtant régulièrement l’oublie. Le plus beau film américain d’Ophüls. Un des plus beau films du monde tout court.
Quelques semaines après la mort de Joan Fontaine, il faut redécouvrir le point d’orgue d’une des œuvres clandestines qui hantent l’histoire du cinéma : les “Joan Fontaine films”. Lettre d’une inconnue occupe une place cruciale au sein d’une série de films interprétés par la sœur d’Olivia de Havilland, parmi lesquels Rebecca et Soupçons d’Alfred Hitchcock, Jane Eyre de Robert Stevenson et L’Invraisemblable Vérité de Fritz Lang.
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Dans tous ces films, Joan Fontaine incarne l’épouse illégitime, la femme trahie, l’amoureuse en danger, mais Max Ophüls, à l’occasion de son deuxième film américain, clarifie la logique secrète de cette chaîne gothique.
Lettre d’une inconnue est un chef-d’œuvre paradoxal sur les pièges du refoulement et de la mémoire, puisque l’exilé juif y reconstitue à Hollywood la ville que le nazisme l’a contraint à fuir. Vienne devient le territoire fantomatique de lieux et d’époques qui, sans cesse, se dérobent, telles les toiles peintes, figurant de faux voyages, qui défilent derrière les vitres du faux compartiment de train où un homme et une femme échangent des sentiments truqués, destinés à devenir des illusions de souvenirs.
“Please talk about yourself” (“S’il te plaît, parle-moi de toi”), murmure l’amoureuse à l’homme qui l’obsède depuis son enfance. Dès le premier plan, le spectateur sait que le pianiste dilettante (interprété par Louis Jourdan, idéalement bellâtre) ne vaut pas mieux que l’ombre passant fugitivement derrière une fenêtre.
“L’inconnue” donnant son titre au film n’est inconnue – invisible, oubliable – que de l’homme qu’elle aime. Lui seul la voit sans jamais la regarder ; passe une nuit avec elle avant d’oublier son visage et son nom ; bref, lui renvoie constamment qu’elle n’existe pas.
Tel est le paradoxe existentiel et ontologique qui constitue la loi secrète orchestrant la mise en scène ophulsienne : le vrai fantôme n’est jamais celui que l’on croit. Si l’amoureuse invisible finit par mourir de n’être vue, le film, lui, épouse entièrement le point de vue de ce que, dans ses films goethéens d’avant-guerre (Liebelei, Divine, Du jour au lendemain…), Max Ophüls nomma “l’éternel féminin”.
Lorsqu’il prend le corps et la voix de Joan Fontaine, l’éternel féminin est une silhouette gracile dont le dos et les épaules ne cessent de ployer face à l’expérience insoutenable du désir non partagé (plan sublime de Fontaine cachant son visage dans le drapé d’un rideau, et offrant à la lumière la perfection de ses épaules).
Pourtant, “l’inconnue” ophulsienne n’anticipe pas seulement la femme hantée par cet absolu de l’amour qu’est la mort (Danielle Darrieux dans Madame de…, tourné en France en 1953, et qui ressort en DVD avec Le Plaisir).
A l’amoureuse inconnue, l’exilé viennois offre un rôle qui sublime les souffrances des épouses hitchcokiennes gothiques qu’incarna Fontaine. En lui donnant le rôle d’un œil qu’on ne voit pas, d’un pur regard fantôme glissant à la vitesse d’une caméra qui ne cesse de gravir des escaliers, de tourner autour des vitres, de traverser murs et consciences, Max Ophüls
offre à Joan Fontaine son propre rôle, dans cet autoportrait du cinéaste en amoureuse hantée.
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