Début 2002 : des bateaux déversent sur Malte plusieurs milliers de migrants africains. Dix ans plus tard, la petite île de la Méditerranée s’est muée en prison pour immigrés venus demander l’asile dans l’Union européenne.
Au large des côtes maltaises, vers 23 heures, le 14 janvier, un point dans la nuit. Un rafiot en bois de sept mètres de long sur deux de large dérive sur la Méditerranée. A son bord, Ahmed*, frêle Somalien de 31 ans sommé par sa famille de fuir son village et la folie meurtrière des milices islamistes. Depuis son départ il y a trois jours des côtes libyennes, Ahmed partage ces quelques mètres carrés avec soixante-sept autres migrants africains dont neuf femmes et, passager plus rare, un bébé né à bord. Prix de la traversée : 500 dollars.
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Soudain, un avion P-3C Orion de la patrouille maritime de l’US Air Force déchire le ciel. L’embarcation est signalée, les autorités maltaises envoient un bateau à sa rencontre. Des hommes en bonnet, masque et combinaison blanche de chirurgien apparaissent, ils enfilent aux migrants des gilets de sauvetage orange. Au petit matin, Ahmed et les autres passagers sont débarqués, un à un, sur le port industriel de Floriana, en bordure sud de la capitale, La Valette. Sur le quai, deux bus floqués Pulizija (“police”) et quelques journalistes les attendent. L’arrivée du bateau fait la une du Times of Malta.
En ce 15 janvier, il est le premier – et le seul à ce jour –, de l’année 2012. Comme 14 000 migrants africains depuis 2002 qui croyaient mettre le cap sur les côtes italiennes, ces soixante-huit personnes découvrent l’existence de Malte, frontière la plus méridionale – Canaries mises à part – de l’Union européenne et île-Etat à peine plus grande que Marseille. “Trois mille clandestins, c’est l’équivalent d’un débarquement d’un million de personnes en France”, martèle un membre du ministère de l’Intérieur et de la Justice maltais. Ce phénomène migratoire récent s’explique par la sécurisation, au début des années 2000, de deux autres portes de l’Europe : le détroit de Gibraltar et les îles Canaries. Depuis, les routes de migration se concentrent davantage sur la Méditerranée. Après avoir traversé le désert du Sahara, quatre pays et une mer, Ahmed et ses compagnons ne le savent pas encore en cette matinée ensoleillée mais, pour beaucoup, le voyage va s’arrêter ici durant quelques années.
Masqué et ganté, le chauffeur du bus d’Ahmed le conduit vers l’hôpital où, menotté, il est ausculté par un médecin. “La première image que les Maltais ont de nous est celle d’un criminel”, nous a confié un migrant consterné. Au département de la police de l’immigration, Ahmed est photographié de face, de profil, ses empreintes sont relevées et un numéro lui est attribué : il vient d’intégrer le fichier européen Eurodac. Ensuite, direction le centre fermé d’Hal Far, ancien aéroport situé au sud de l’île. Un bâtiment militaire a été aménagé en prison pour “accueillir” les nouveaux arrivés, le temps d’étudier leurs demandes d’asile. Le long d’un mur graffé à la bombe rouge, et en anglais (“Attention au chien dehors”), un petit chemin en terre contourne le centre. Derrière un grillage surmonté de barbelés, des migrants restent accrochés toute la journée aux barreaux de leur cellule.
Jusqu’à un an et demi d’enfermement
Sous le puissant soleil de la mi-mars, les mains dans les poches de son cuir, Ahmed a le sourire. Il fait partie des “lucky boys”, commente l’un de ses compatriotes. En raison de sa nationalité somalienne, il n’est resté que vingt jours dans le centre fermé. La Refugee Commission (RefCom) lui a attribué une protection subsidiaire donnant droit à une allocation de 130 euros par mois. D’autres, principalement des Africains de l’Ouest (Maliens, Ghanéens, Camerounais, Congolais…), voient leurs demandes d’asile rejetées plusieurs fois. Ils peuvent rester enfermés jusqu’à un an et demi.
C’est le cas pour Ali Konaté, Malien arrivé sur l’île en 2002. A l’époque, il avait 17 ans. Il fait désormais partie des leaders du Migrants’ Network for Equality (“Réseau de migrants pour l’égalité”), qui lutte pour les droits de ses semblables.
“En détention, vous avez beaucoup de problèmes mentaux. Quelques-uns sont allés jusqu’au suicide. Vous êtes enfermé sans raison, vous n’avez rien à faire. Vous ne cessez de cogiter, cogiter, cogiter… Votre tête ne peut pas supporter ça”, explique Ali à voix basse, les yeux en partie dissimulés derrière ses fines tresses. “Et si vous n’allez vraiment pas bien, les médecins vont juste vous donner une injection. Ils vous soupçonnent de vouloir sortir de détention.”
Léa Lemaire, chercheuse à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence, explique que la spécificité du cas maltais réside, depuis 2005, “dans le caractère systématique de la pénalisation de la migration”, créant ainsi une situation d’exception pour des migrants à la fois détenus et privés de statut précis. Avec ce régime carcéral, nombre d’entre eux deviennent fous. A dix minutes à l’ouest de La Valette, le service Ward B de l’hôpital psychiatrique Mount Carmel réserve désormais une trentaine de places pour les migrants souffrant de problèmes mentaux. Sur la porte de service gardée par trois militaires, des infirmiers ont trouvé amusant de renommer au feutre le département “Ward Black”.
En face du centre fermé d’Hal Far, le “lucky boy” Ahmed passe par un trou dans le grillage pour regagner son logis. Il vit dans l’un des conteneurs aménagés et posés en face du fameux hangar de l’île. Le grand bâtiment de métal a donné son surnom au centre ouvert. Un grand type fin nous invite dans son conteneur à venir manger et goûter une boisson maison au goût de coco.
Obligation de pointer trois fois par semaine
A 22 ans, Mohamed, somalien, a connu les geôles libyennes et a été forcé par les révolutionnaires anti-Kadhafi de transporter des armes. D’après lui, ceux qui refusaient pouvaient recevoir une balle. Le 6 décembre, Mohamed a accosté sur Malte en même temps que quarante-trois autres migrants. Il a connu la détention durant deux mois.
“Tu vois bien que nous, les Somaliens, nous ne sommes pas les plus à plaindre. Le problème, c’est qu’ils veulent nous garder ici. Ils nous obligent à nous présenter au centre le lundi, le mercredi et le vendredi.”
Deux migrants acquiescent. Pour toucher les 130 euros mensuels, il faut faire la queue et pointer au centre trois fois par semaine. La prime se réduit de 30 euros par absence. Un type de la sécurité du centre nous repère et nous apostrophe. Nous filons pendant qu’il rejoint son poste pour vérifier si nous étions autorisés à entrer.
A seulement trois cents mètres, une autre ouverture dans une clôture permet de pénétrer dans un second centre ouvert ressemblant à un camp de réfugiés du Darfour. Disposées en rangs serrés sur des dalles de béton surélevées, de grandes tentes blanches accueillent quelque vingt-cinq personnes chacune. Mouammar, un Erythréen de 50 ans, nous conduit à son lit métallique superposé. “Ce n’est pas l’Europe ici. Regarde, nous sommes parqués comme des animaux.” Dans la pénombre et l’étroitesse de l’abri, un colocataire cuisine des oeufs. De l’index, Mouammar pointe, au plafond et sur les côtés, des trous bouchés avec du chatterton. Les tentes, vétustes, sont celles qui furent installées en urgence il y a dix ans.
Après nous avoir montré la moisissure qui grimpe jusqu’au plafond des douches et des toilettes, assis devant sa tente, Moktar explique qu’il connaît la France. Ce jeune Erythréen de 30 ans a été arrêté à la gare de Lyon, à Paris. La police française l’a aussitôt renvoyé à Malte. Tout comme le fuyant Abder, qui a vécu à côté du métro La Chapelle. Pour le moment, Moktar dit attendre “que l’élection présidentielle française soit passée” pour retenter le coup. “Si les socialistes gagnent, ce sera sûrement plus facile de rester”, pense-t-il.
Un programme de réinstallation des migrants basé sur le volontariat des Etats
En réalité, la responsabilité de son rapatriement en charter relève plutôt de l’Union européenne. Depuis que Malte a intégré l’espace Schengen en 2007, il est soumis au règlement européen dit Dublin II. Sa logique : le premier Etat membre qui reçoit un demandeur d’asile en devient responsable. Au départ, ce règlement visait à éviter l’asylum shopping, c’est-à-dire dissuader les migrants de déposer une ou plusieurs demandes d’asile dans des pays différents.
“Suite à un intense lobbying maltais, Bruxelles a mis en place un programme spécifique de réinstallation des migrants, explique la chercheuse Léa Lemaire. Une démarche uniquement basée sur le volontariat des Etats membres.”
Une sorte d’immigration choisie où chacun sélectionne arbitrairement tant d’immigrés de tel âge, de telle nationalité.
Certains, qui ont quitté le centre ouvert, n’en demeurent pas moins bloqués à Malte. Installé dans un petit appartement au nord de l’île, Désiré est un Congolais quinquagénaire. Il possède désormais une carte d’identité maltaise mentionnant en lettres capitales “SEULEMENT POUR MALTE”. Un peu usé par les boulots dans l’hôtellerie ou la construction, il attend toujours un hypothétique passeport. Sur l’île, le terme “intégration” est un “gros mot”, reconnaît Martin Scicluna, conseiller politique auprès du ministre maltais de l’Intérieur sur les questions touchant à l’immigration. “C’est pourquoi, dans mon rapport**, j’utilise le mot ‘inclusion’. De plus, nous sommes ici en période préélectorale. Pour des raisons de racisme et de peur de l’inconnu, rien ne sera fait avant les élections.”
Vers Saint Paul’s Bay, où vit Désiré, des bars africains comme le All Nations ou l’African Pub permettent de fuir un peu l’hostilité locale. Ali Konaté ne sort même plus dans les clubs des quartiers branchés comme Saint Julians. “Je connaissais les videurs donc ça passait. Mais j’en ai eu marre qu’ils ne laissent pas rentrer mes frères.” Désiré a-t-il, lui, relevé une avancée en dix ans ? “Maintenant tu peux voir un Noir qui conduit le bus, c’est ça le changement.”
Geoffrey Le Guilcher et Basile Lemaire
1. Les prénoms ont été modifiés
2. Immigration Ten Years on: Inclusion or Exclusion? (“Dix ans d’immigration : inclusion ou exclusion ?”)
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