A l’aide d’un prototype d’horloge autant sophistiqué que déréglé, le gourou de la contre-culture américaine Stewart Brand cherche à penser le temps autrement. Une réflexion au coeur des préoccupations contemporaines face aux effets de l’accélération.
L’accélération, magistralement théorisée par le philosophe allemand Hartmut Rosa, occupe dans le champ actuel des sciences humaines une place imposante, à la mesure de ses effets concrets sur nos pratiques sociales. Définies à la fois par un amoindrissement du temps, c’est-à-dire une augmentation du rythme de l’existence, et un taux d’accélération technique vertigineux, ces sociétés de l’accélération créent une pression asservissante sur les individus, incapables de se situer dans le tourbillon vertigineux de la vie. Inscrite dans ce cadre balisé par la réflexion philosophique contemporaine, une nouvelle expérience roborative et singulière permet de repenser, grâce à une machine à réexplorer le temps, les notions de durée, de mémoire ou de vitesse : L’Horloge du Long Maintenant.
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Son auteur, Stewart Brand – figure historique de la cyberculture américaine, auteur d’un monument de la contreculture, le Whole Earth Catalog, mais aussi du Whole Earth Magazine –, dirige depuis 1996 une étrange fondation, The Long Now Foundation, qui cherche à promouvoir la pensée à long terme. “Penser le temps autrement”, “explorer toutes les pistes favorables à la réflexion, à la compréhension et à un comportement responsable sur de longues périodes” : tel est le projet de cette fondation, peuplée de chercheurs de la Silicon Valley (Alexandre Rose, Danny Hillis…), de purs geeks et artistes comme le musicien Brian Eno, qui a baptisé cette horloge mécanique monumentale en construction et a créé ses dix carillons.
Enfouie dans une montagne du Nevada, sur un terrain appartenant au fondateur d’Amazon Jeff Bezos, l’horloge est vouée à fonctionner dix millénaires, même si personne ne vient la voir. Tant que le soleil brille et que la nuit tombe, elle est capable de se synchroniser elle-même, sans assistance humaine, prévient Stewart Brand. Connu aux Etats-Unis pour avoir été au coeur du mouvement hippie avec les Merry Pranksters, il s’est aussi fait remarquer pour sa vision prophétique de l’informatique : en 1975, il invente l’expression “personal computer”, et fut ainsi un guide pour Steve Jobs qui a toujours reconnu ce qu’il devait à ce penseur marginal. Au carrefour d’un dispositif architectural et technique, d’une expérience proche de la science-fiction et d’un geste d’intervention dans l’espace de la pensée, ce projet d’horloge, “très grande, très lente”, se veut tout à la fois une “horloge imaginaire”, une “horloge de l’esprit” et un “instrument pour penser le temps autrement”, comme si elle voulait se substituer à Big Ben, l’horloge précise la plus grande du monde, dans l’art de mesurer le temps.
“Alimentée par le changement des températures saisonnières, elle avance d’un cran par an, sonne une fois par siècle, et le coucou en sort une fois par millénaire”, détaille Stewart Brand.
Une telle horloge incarnerait aux yeux de l’humanité “le temps dans toute sa profondeur” et deviendrait, selon l’auteur, un “monument charismatique qu’on pourrait visiter, un sujet de réflexion, un symbole du débat public qui recadre les modes de pensée.” “C’est donc un mécanisme et un mythe”, précise Brand, qui confère à cet objet paradoxal (une horloge pour se libérer du temps qui passe, quand sa fonction consiste au contraire à faire résonner son existence, seconde par seconde) une vertu existentielle et politique. “Comment rendre la pensée à long terme instinctive et commune, plutôt que difficile et rare ? Comment rendre inévitable la prise de responsabilité à long terme ?”
Le problème de l’accélération technologique est que “son urgence effrénée bouscule systématiquement tout ce qui compte à long terme”, avance Brand. Face à ce que certains appellent un “épuisement temporel” – à force de gérer le présent, il ne reste alors plus d’énergie pour envisager l’avenir –, la sociologue Elise Boulding proposait dès 1978 une solution : élargir de deux cents ans l’idée qu’on se fait du présent, cent ans en avant, cent ans en arrière. L’Horloge du Long Maintenant approfondit cette idée en permettant précisément d’étendre notre conception du présent et donc de le rendre plus “long”, plutôt que plus “large”.
Par-delà la complexité de son ordonnancement technique, autant fantaisiste que futuriste, ce dispositif a valeur d’expérience de pensée qui résonne dans le vide de notre époque fragilisée par l’absence de vision longue, de patience ou de responsabilité. Or inventer un nouveau monde intégrant les problématiques de long terme (dérèglement climatique, expansion de la pauvreté…) exige paradoxalement d’agir vite. Car, comme l’indique le titre d’un nouvel appel pour une gouvernance mondiale solidaire et responsable (signé par Peter Sloterdjik, Stéphane Hessel, Mireille Delmas-Marty, Michel Rocard, Edgar Morin…), Le monde n’a plus de temps à perdre (éditions Les liens qui libèrent). Le rapport au temps crée ainsi une tension inextricable dans nos sociétés, entre l’obligation de ne plus le perdre et la nécessité d’en ralentir le rythme.
Ralentir : c’est ce à quoi nous invite l’anthropologue David Le Breton dans Marcher – Eloge des chemins et de la lenteur : une autre manière, à portée de main, de s’émanciper de l’ordre temporel, en empruntant des chemins de traverse, en quête d’un “temps qui s’étire, flâne, se détache de l’horloge”. Se détacher de l’horloge ou en dérégler la mécanique, des voies possibles pour densifier le rapport de l’être au temps, voire de les réconcilier.
L’Horloge du Long Maintenant – L’ordinateur le plus lent du monde de Stewart Brand, traduction de Gwilym Tonnerre (Tristram), 256 p., 19 €
à lire aussi Marcher – Eloge des chemins et de la lenteur de David Le Breton (Métailié), 140 p., 9 €
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