A l’occasion de ses dix ans, la Palme d’or de Gus Van Sant ressort en salle. Et confirme son pouvoir d’influence sur le cinéma contemporain et ‘imaginaire adolescent.
Ce devait être à l’origine une simple commande d’une chaîne du câble américain, HBO, sur le motif de “la violence hyperbolique”. Son auteur, Gus Van Sant, une figure progressivement glissée du cinéma indé glamour (My Own Private Idaho) au prestige-movie à oscars (Will Hunting, A la rencontre de Forrester), avait entrepris depuis peu un virage expérimental avec l’éblouissant Gerry.
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La chaîne lui donnait carte blanche pour tourner le film dans une économie indépendante. Il choisira son sujet au cœur de l’actualité américaine la plus brûlante (le massacre fomenté par deux adolescents de la Columbine High School, qui fit 15 morts en avril 1999), et baptisera son projet Elephant, en hommage au film homonyme du Britannique Alan Clarke de 1989, et surtout en référence à l’aveuglement politique de son pays – l’éléphant, dira-t-il, est cette bête monstrueuse que personne n’aura su voir, ce mal en sommeil qui déferla sur les Etats-Unis. La suite de l’histoire est connue : le film attire l’attention du Festival de Cannes en 2003, qui le hisse en compétition officielle et lui offre une double récompense (Palme d’or et prix de la mise en scène), célébrant Gus Van Sant comme l’un des plus grands auteurs de sa génération.
Depuis, Elephant n’a plus cessé de hanter la création contemporaine, à la manière d’un sortilège d’époque, d’un maléfice entêtant dont l’écho ténébreux rejaillit à chaque évocation de l’adolescence et de ses tourments. A l’occasion de l’anniversaire des 10 ans du film, sa reprise en salle (pour la première fois en copie numérique) invite ainsi à faire deux constats : 1. Il n’a rien perdu de sa beauté fulgurante, et constitue, à l’intérieur de ce que l’on a appelé la trilogie adolescente (de Gerry à Last Days), l’union la plus harmonieuse entre la sensibilité du regard de Gus Van Sant, son extrême empathie et son désir d’abstraction. 2. Il est sûrement l’un des films les plus cités et plagiés de la décennie, qui aura essaimé dans toutes les disciplines, devenant peu à peu un nouveau totem de modernité, au côté
de Mulholland Drive de David Lynch.
Cette influence d’Elephant est d’abord, on le sait, une affaire de style ; elle vient du dispositif formel à partir duquel le cinéaste reconstitua sans la nommer la tuerie de Columbine : de longs plans-séquences en travellings ondoyants dans les couloirs du lycée, une fragmentation des points de vue, et surtout une manière systématique de filmer ses personnages adolescents, de dos, en plan américain. La figure, que Gus Van Sant emprunta au film oublié d’Alan Clarke, devint alors une référence : on l’a revue sur un mode hystérisé dans le superbe clip Stress de Justice par Romain Gavras (où une horde de lascars filmés de dos s’élance sur la ville) ; dans le teen-movie italien L’Eté de Giacomo d’Alessandro Comodin ; dans le film-installation Leones de l’Argentine Jazmín López ; ou dans le campus-movie français Simon Werner a disparu de Fabrice Gobert (Les Revenants).
Les images d’Elephant furent citées encore de nombreuses fois, jusqu’à créer leurs propres clichés et automatismes, comme s’il n’y avait plus qu’une seule manière de filmer l’adolescence, comme si l’accès à son mouvement, à son rythme et son secret ne pouvait plus se faire qu’ainsi : de dos, en plan américain ou en long travelling aérien. Mais l’héritage du film de Gus Van Sant ne se mesure pas qu’à une figure de style et signe aussi un bouleversement plus insidieux : une rupture décisive dans la psychologie des fictions adolescentes.
En abordant la tragédie de Columbine, ce moment où l’Amérique découvrit la furie suicidaire de ses enfants, le cinéaste enregistrait un état terminal des teen-movies, une forme de dépression nihiliste dont l’imaginaire hollywoodien ne se relèvera jamais tout à fait. Il y avait certes eu les années 80, qui, de Bret Easton Ellis (Moins que zéro) à John Hughes (Breakfast Club), firent déjà entrer le monde teenager dans son âge mélancolique, mais Elephant marquait la fin définitive de l’optimisme juvénile : après lui, la figure adolescente deviendrait inerte, dévitalisée, à l’agonie.
Après lui, il n’y aurait plus d’utopie ni de révolte, plus rien qu’une simple force autodestructrice, un grand mouvement de chaos dont témoigneront des teen-movies aussi divers que le slasher All the Boys Love Mandy Lane, l’inédit The Dirties sur un massacre dans un lycée, Spring Breakers d’Harmony Korine ou même Projet X et sa bande d’ados enivrés par une fête déchaînée et sans horizon. C’était la grandeur funeste du film de Gus Van Sant d’avoir saisi il y a dix ans ce qui, après la catastrophe de Columbine, allait peu à peu mourir dans l’esprit de l’adolescence américaine.
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