Le 12 décembre, les Britanniques sont appelés aux urnes. S’il est distancé par Boris Johnson dans les sondages, le chef de la gauche peut compter sur le soutien de nombreux MCs de la scène grime.
La photo est en noir et blanc. Deux policiers, un chapeau bien distinctif du bobby sur la tête, agrippent un homme, la petite trentaine. Sa barbe est fournie. Autour de son cou, une large pancarte. “Défense du droit de manifester contre l’apartheid.” Au milieu des eigties, Jeremy Corbyn entame son premier mandat comme député d’Islington, un quartier du nord de Londres. A cette époque, rien ne présage qu’il deviendra chef du Labour. S’il est élu sous l’étiquette travailliste, déjà son positionnement est singulier. Le jeune politique est radical, proche des milieux trotskistes et syndicaux. Il est aussi membre d’un groupe luttant contre l’apartheid qui régit encore la vie de millions de Sudafricains – ce qui lui vaudra l’arrestation captée par cette image. Longtemps oublié, ce cliché devient en 2016 le symbole d’une drôle d’idylle entre le vieux politicard et la scène grime, le hip-hop londonien, qui pourrait à nouveau peser en sa faveur sur les résultats des prochaines législatives, les 12 décembre.
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Stormzy : “Jeremy c’est mon gars sûr !”
Pour tout un pan de la société britannique, qui ne se reconnaît pas dans la célébration de l’empire, cette photo a en effet une signification particulière. “Cette image est dingue”, expliquait en mai 2017, Michael Omari, un jeune anglais d’origine ghanéenne, plus connu sous le nom de Stormzy. “Jeremy, c’est mon gars sûr !, poursuivait-il dans le Guardian. Je suis d’accord avec ce qu’il dit. (…) J’ai l’impression qu’il comprend ce qu’endurent les minorités ethniques, les SDF et les ouvriers.” En faisant cette déclaration à l’un des principaux quotidiens nationaux, le musicien sait qu’elle sera entendue, alors qu’il est à l’époque la figure émergente du hip-hop en Grande-Bretagne. D’autant que le rappeur de Croydon n’est pas un cas isolé – loin de là.
Le grime a toujours été une musique au contenu politique mais était resté en marge des partis. Né dans les tours du nord-est de Londres, dans les studios des radios pirates des années 2000, le genre connaît ses premiers succès avec Dizzee Rascal et Skepta. Leurs mots dépeignent le quotidien morose d’une génération de laissés pour compte par deux décennies de politiques libérales. Ça rime sur la pauvreté, les violences policières et les rixes sur des beats claustrophobiques. En changeant la face du Labour autant que son orientation politique, Corbyn séduit des dizaines de MC’s dès sa prise de position.
En juin 2017, quelques semaines après l’interview de Stormzy au Guardian, se tenait une élection législative des plus importantes, la première depuis la victoire du “Leave” lors du référendum sur le Brexit. L’occasion de dégager les Conservateurs de Downing Street et d’espérer un futur un peu moins rythmé pas les coupes budgétaires. Dans les rues de Londres, apparaissent des affiches où se rencontrent les têtes d’éminents rappeurs, comme Akala ou JME, et celle du politicien. “Sur les réseaux sociaux ou dans des vidéos YouTube, beaucoup de figures du hip-hop ont commencé à dire qu’ils allaient voter pour lui”, se souvient Adam Elliott-Cooper, membre du mouvement Grime 4 Corbyn, né de cette énergie. Un site internet est créé et des concerts de soutien sont organisés.
Spotted on a phone box in Brockley by @whirringcat – grime for Corbyn pic.twitter.com/j4ei9oLS6t
— Dan Hancox (@danhancox) May 4, 2017
Souvent, ces musiciens n’avaient jamais voté avant le scrutin de juin 2017. “Aucun homme politique ne m’avait autant touché, insistait, alors, Akala. Je n’ai jamais rencontré le type, j’ai simplement étudié les politiques qu’il propose. Ce n’est pas glamour, pas de paillettes. Ce qu’il veut, c’est être différent, et c’est ce que nous aimons avec lui.” Dans les dernières semaines de la campagne, cette émulation contribue à mener les jeunes dans l’isoloir et si Corbyn ne devient finalement pas Premier ministre, le score du Labour – longtemps donné agonisant dans les sondages – empêche les Conservateurs de garder leur majorité. “Ce résultat a déjà dépassé ce que l’on imaginait”, se souvient aujourd’hui Adam Elliott-Cooper.
Lidl plutôt que l’empire
Deux ans plus tard, les rappeurs anglais n’ont pas oublié leur “gars sûr”. Dans une lettre ouverte, publiée fin novembre, une quarantaine d’artistes grime appellent à élire Jeremy Corbyn ce 12 juin. “Nous ne votons pas pour les travaillistes avec l’espoir naïf qu’ils résoudront tous les problèmes dans nos communautés. Nous votons pour eux parce qu’ils offrent une alternative urgente aux politiques destructrices des conservateurs”, débute le texte avant d’apporter un soutien plus personnel à Corbyn. “Jeremy Corbyn est l’un des seuls à s’être battu contre l’injustice toute sa vie politique, de l’apartheid au bombardement de la Syrie. (…) L’opportunité d’un changement par le peuple serait possible avec Corbyn au pouvoir, avec ainsi la possibilité de mettre fin à l’austérité, réparer nos communautés et reprendre en mains les moyens de nous en sortir.”
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Agés de 70 ans, dont la moitié passée en politique, blanc, Jeremy Corbyn a tout de l’anti-Obama, lui aussi porté par le milieu du hip-hop lors de son élection à la Maison Balnche. Pourtant, aux yeux de nombreux jeunes anglais issus de l’immigration caribéenne ou africaine qui ont grandi dans des quartiers déshérités, il représente une voix d’espoir. « Il est beaucoup plus à gauche que ses prédécesseurs et a un discours très critique concernant la question de l’empire britannique, de son rôle dans le commerce d’esclaves », indique Adam Elliott-Cooper. Ses combats portent sur des enjeux très concrets qui touchent des millions de Britanniques de la working-class, comme le salaire minimum ou l’amélioration du système de santé.
Son côté Monsieur Toutlemonde le rend abordable. “J’écouterai ce que Theresa May a à raconter le jour où elle pourra me dire à quoi ressemble l’intérieur d’un magasin Lidl”, ricanait ainsi Saskilla sur la BBC, lors de la campagne de 2017. Dans les jours qui ont suivi, le MC recevait un texto du fils de Corbyn : “mon père y fait ses courses”. Car le vieux militant joue aussi de cet inattendu attrait. Pour le site I-D il fait par exemple une interview croisée avec JME, le frère de Skepta.
#croydon I love you. #Election2017 #stormzy pic.twitter.com/8KbOurLCmo
— Ellis Hayes 💙 (@ellishayes) May 30, 2017
Reste que l’élection du 12 décembre est très différente de celle de juin 2017. L’ambiance a beaucoup changé en deux ans et demi en Angleterre, avec l’arrivée au pouvoir du troll très droitier Boris Johnson. L’effervescence du militantisme de la jeunesse a laissé place à davantage de nihilisme. L’organisation Grime 4 Corbyn a mis du temps à se relancer, et de nouvelles soirées au ton politique ont émergé, Fck Boris. “Fuck Boris” est d’ailleurs en passe de devenir le nouveau slogan de la scène grime.
A Glastonbury ou sur disque Stormzy le répète à l’envi. “Boris est une personne extrêmement impopulaire, bien plus que Theresa May ne pouvait l’être, explique Adam Elliott-Cooper. Il représente cette élite presque aristocratique. Il est raciste, sexiste et homophobe.” Malgré ça, l’actuel Premier ministre continue de faire la course en tête dans les sondages. De nombreux artistes, comme la star de la pop Dua Lipa, ont d’ailleurs rejoint ces derniers jours le mouvement en appelant à faire barrage contre les Conservateurs, dans ce qui est présenté comme le scrutin le plus important depuis 20 ans. Suffisant pour faire élire Jeremy Corbyn ? Réponse dans quelques jours.
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