Après neuf mois interminables de disette, les festivals de musiques actuelles s’organisent pour la saison printemps-été, soit en annonçant leurs dates à l’agenda 2021, soit en dévoilant tout ou partie de leurs programmations. Du Printemps de Bourges aux Eurockéennes de Belfort, en passant par Les 3 Eléphants à Laval, ce sont les mêmes doutes et les mêmes espoirs qui habitent leurs organisateur·trices.
Comment avez-vous vécu cette année blanche devenue noire pour les festivals ?
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Perrine Delteil, programmatrice des 3 Eléphants — On a passé notre temps à tricoter, détricoter et retricoter des versions de festival qui n’ont finalement jamais vu le jour. Que ce soit en jauge réduite à 5 000 puis 1 000 spectateurs, en mode assis et distancié. Ce fut une année de points de suspension, de rebondissements et d’interrogations, car on travaille simultanément à trois scénarios différents pour l’édition 2021 des 3 Eléphants.
Jean-Paul Roland, directeur des Eurockéennes — C’est une année paradoxale à plein d’égards puisque nous avons terminé 2020 avec davantage de billets vendus qu’il y a un an – déjà 30 000. Malgré une année compliquée, j’ai l’impression que 2021 s’annonce dix fois plus difficile. Car le suspense commence à peine. A l’inverse, quand Edouard Philippe avait déclaré le 29 février dernier que les rassemblements de plus de 5 000 personnes étaient interdits, on savait que la messe était dite pour l’édition 2020 des Eurockéennes.
Cet hiver, on va donc tout faire pour reculer la deadline d’un report ou d’une reprogrammation le plus tardivement possible car il faut absolument que le festival ait lieu cet été. Un des autres paradoxes de la situation, c’est que nous entrevoyons le bout du tunnel, sans percevoir encore la lumière. En tant qu’élu au Prodiss (Syndicat national du spectacle musical et de variété – ndlr), je suis au cœur des doléances de l’ensemble du secteur. L’atmosphère est forcément anxiogène au vu des inquiétudes légitimes de toutes les professions concernées.
Boris Vedel, directeur du Printemps de Bourges — En 2020, nous n’avons paradoxalement presque pas eu le temps de souffrir puisque le Printemps de Bourges a été rapidement annulé. Cela dit, le choc a été tellement violent. Le 28 février, il y eut la première réunion de crise au ministère de la Culture sur le coronavirus. On commençait à évoquer la jauge limitée à 5 000 spectateurs, mais on était encore loin d’imaginer la suite. On réfléchissait déjà à changer le format du festival et, le 13 mars, le couperet est tombé avec l’interdiction des rassemblements de plus de 100 personnes. On a donc davantage souffert pour les festivals qui se déroulaient après nous, en se demandant à chaque fois s’ils pourraient avoir lieu.
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On s’est donc recentrés sur notre projet, on a lancé le Printemps Imaginaire pour se réinventer en version digitale et décalé le Printemps des iNOUïS en septembre pour continuer à promouvoir l’émergence. Car notre cœur de métier, c’est d’accueillir des artistes et des festivaliers. A l’aune de cette crise, on a peut-être pris la mesure de l’importance des festivals dans leurs territoires : culturellement, économiquement et socialement. En bref, on a accusé le coup en 2020, mais c’est encore impossible de se projeter en 2021. Il est d’ailleurs déjà acquis que notre 45e édition, reculée du 4 au 9 mai, ne sera pas une édition classique. En faisant vœu d’agilité, on ne veut surtout pas prendre la marée une seconde fois. Et je pense que le retour à la normale sera pour le Printemps de Bourges en 2022.
Aux 3 Eléphants et aux Eurockéennes, vous avez fait le choix de dévoiler tout ou partie de votre programmation. Est-ce une manière de se projeter en avant, malgré le flou qui subsiste autour de la reprise des concerts et des festivals ?
Perrine Delteil — On y croit et on a besoin d’avancer, même si l’on a déjà enterré la version habituelle du festival, qui comporte notamment une salle en dur de 5 000 personnes. On travaille prioritairement sur une édition en plein air, avec une capacité d’accueil plus grande mais une jauge plus petite qu’à l’accoutumée. Pour l’heure, nous n’avons annoncé que des artistes français (Jane Birkin, Sébastien Tellier, Yelle, Laylow, Hatik – ndlr), tout en élaborant des clauses d’annulation si nous étions contraints de redéployer la programmation à la baisse.
N’ayant pas la fréquentation du Printemps de Bourges ou des Eurockéennes, les petits et moyens festivals comme le nôtre ont une capacité d’adaptation plus grande en fonction des nouvelles mesures et restrictions. D’ordinaire, notre jauge payante est de 5 000, mais on pourrait l’abaisser à 2 500 si besoin. On s’inspire d’un festival comme Hop Pop Hop à Orléans, qui, en période de baisse de l’épidémie en septembre, a servi de modèle en respectant scrupuleusement les protocoles sanitaires.
Jean-Paul Roland — Pour cet été, on a ajouté un quatrième jour avec le concert de Muse. On se projette donc à l’inverse de ce qui devrait être fait (sourire). D’abord, je m’interdis l’autocensure et on n’a forcé aucun groupe. Il n’y a rien légalement qui nous empêche de penser en pleine jauge – Roskilde au Danemark, Glastonbury en Angleterre ou Werchter en Belgique partagent le même avis. Par ailleurs, j’ai vu trop de collègues s’épuiser en scénarios multiples, comme aux Trans Musicales qui en ont imaginé huit ! Mon équipe a travaillé dès juillet sur l’édition 2021, et c’est un geste presque politique que d’affirmer que les grands rassemblements ne sont pas morts.
“Quand la pression hospitalière sera retombée, la question bénéfices/risques par rapport à l’économie culturelle ou autre deviendra de plus en plus prégnante”
Toute notre stratégie est désormais de “dérisquer”. Car c’est un vœu pieux d’imaginer un endroit avec uniquement des personnes négatives. Même si on testait tout le monde à l’entrée des festivals, il y aurait toujours 1 % qui passerait entre les mailles du filet. Et 1 % sur 125 000 aux Eurockéennes ou 280 000 comme aux Vieilles Charrues, on voit ce que ça peut signifier… Quand la pression hospitalière sera retombée et que les personnes à risques ou vulnérables seront vaccinées, la question bénéfices/risques par rapport à l’économie culturelle ou autre deviendra de plus en plus prégnante. Il faut changer de paradigme, déplacer la responsabilité des organisateurs vers les spectateurs et convaincre nos préfets, qui ont des indicateurs précis de l’épidémie suivant les territoires.
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Boris Vedel — Jean-Paul a raison, ce n’est pas parce que le vaccin arrive en France que le virus va disparaître pour autant. La seule priorité des autorités est de s’affranchir de la pression hospitalière qui paralyse tout le monde. Il faut “dérisquer”, et les organisateurs de festivals sont bien placés pour connaître leurs responsabilités. Bien sûr, la saisonnalité festivalière n’est pas la même pour tous.
Je ne vous cache pas que si le Printemps de Bourges avait lieu le 4 juillet et non le 4 mai, nous n’aurions pas déjà annulé nos concerts grand format avec une jauge à 10 000. Nous donnons rendez-vous le 9 février pour annoncer une programmation à la fois originale et remodelée de l’édition 2021. On regarde ce qui est possible aujourd’hui et on enrichira l’offre artistique en fonction de ce qui sera possible demain. En sus des contraintes sanitaires, on doit aussi tenir compte de nos partenaires financiers et de nos mécènes. Au printemps, nous serons dans une période charnière.
“Il faut rester optimiste car l’épidémie a commencé il y a neuf mois en France et nous sommes à six mois de l’été. Il y a des avancées sanitaires, médicales et technologiques qui nous font espérer”
Chaque festival ayant ses propres spécificités et des problématiques différentes, parvenez-vous toujours à parler d’une seule voix vis-à-vis des pouvoirs publics ?
Jean-Paul Roland — Le 27 novembre, la tribune “Pourquoi on y croit !” a rassemblé d’une même voix et avec les mêmes mots 120 festivals – nous sommes aujourd’hui à plus de 200 signataires. La solidarité existe entre nous et nous ne cessons d’échanger entre organisateurs de festivals. 2021 représentant l’année de tous les dangers, avec un possible couperet pour certains d’entre nous, chacun va forcément regarder de plus près sa chaumière.
Mais il faut rester optimiste car l’épidémie a commencé il y a neuf mois en France et nous sommes à six mois de l’été. Il y a des avancées sanitaires, médicales et technologiques qui nous font espérer. L’épouvantail qu’il nous faut dédiaboliser à tout prix, c’est le concert debout. Car sans concert debout dans une salle, on ne passera jamais à un festival en plein air comme les Eurockéennes. Or, il n’y a eu aucun cas de cluster dans une salle de spectacle.
Perinne Delteil — La stigmatisation représente pour nous une difficulté pour communiquer. Parfois, on a du mal à prendre la parole parce qu’on a peur de passer pour des irresponsables en faisant des annonces de programmation. On se sent obligés de se justifier, de rappeler qu’on est des professionnels, qu’on sait s’adapter et respecter des protocoles sanitaires. C’est dur de prendre la parole pour annoncer un événement festif maintenant…
Jean-Paul Roland — Cette diabolisation a commencé avant la pandémie, qui n’a fait qu’accélérer les choses. Regardons aussi comment la sécurité est devenue tellement importante dans nos manifestations. Il y a une acceptation des festivals par leur poids économique, mais à quel prix…
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Boris Vedel — Nous sommes souvent stigmatisés comme des doux-dingues. Or, quand on travaille dans un festival, on gère des équipes, on accueille beaucoup de professionnels, dont les artistes, et surtout on gère de mini-villes. C’est d’ailleurs là où se développent les nouveaux usages comme les gobelets recyclables, le paiement sans contact… Alors, pourquoi lorsqu’un problème survient, on nous pointe du doigt dans le bateau comme si on était les rats qui apportaient la peste ?
C’est frustrant de voir qu’on autorise les messes et pas les spectacles. C’est choquant surtout quand on parle d’un public assis avec un protocole strictement respecté. Je n’ai jamais vu de médiateurs accueillir les fidèles dans une église… Il y a deux poids, deux mesures. Quand Castex prend la parole et oublie de citer le mot “culture”, c’est dingue quand même. On peut faire toute confiance à l’expertise des festivals pour utiliser les outils qu’il y aura à utiliser.
Je reviens sur la question de la dissonance des festivals : le Printemps de Bourges est aussi un rendez-vous professionnel et accueillera les Etats généraux des festivals. Il n’y a pas de dissonance mais des formats adaptés à chaque festival. On s’appelle tous les uns les autres. Au Printemps, on ne peut pas décider sans consulter, par exemple, nos amis du Festival Panoramas ou d’Art Rock, qui ont un format proche du nôtre. J’ai une question pour Jean-Paul : la mécanique de report de programmation peut-elle avoir des effets redoutables ?
“J’ose croire que le gouvernement aura bientôt un mot d’ordre : il faut sauver le soldat festival ! Pour des raisons culturelles mais aussi politiques”
Jean-Paul Roland — Le report venait d’un besoin d’éviter le conflit. On sentait qu’il y avait des problèmes d’annulation sur le plan financier. La seule manière qu’on a eue de s’en sortir, c’était d’accorder le report aux artistes, prolongeant ainsi leur contrat plutôt que de le casser et de risquer les frictions. Il y avait aussi des groupes qu’on avait adorés et donc un sentiment d’inachevé de ne pas les avoir vus. C’est pourquoi on a reprogrammé cet été des artistes de Côte d’Ivoire pour lesquels je m’étais battu en 2020. Bien sûr, un nouveau report serait plus que redoutable.
On risquerait d’en entraîner d’autres avec nous. C’est l’écosystème local qui m’effraie. Tout comme les producteurs qui risquent de disparaître du paysage, même les plus anciens. J’essaie de ne pas y penser car j’ose croire que le gouvernement aura bientôt un mot d’ordre : il faut sauver le soldat festival ! Pour des raisons culturelles mais aussi politiques. Que la tournée des Zénith de Julien Doré soit reportée, d’accord, mais un festival pour un élu local, avec toute la notion de territoire, c’est important, sans même parler de l’enjeu des élections régionales… Le maintien des festivals va devenir un enjeu politique.
Le Printemps de Bourges du 4 au 9 mai, Bourges
Les 3 Eléphants du 26 au 30 mai, Laval
Les Eurockéennes de Belfort du 1er au 4 juillet, Belfort
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