Une semaine à Marfa, Texas. Ce village de western en plein désert, incroyable musée à ciel ouvert, aimante les artistes depuis trente ans, de Donald Judd à Dan Flavin, de Sonic Youth à Larry Clark.
Tous les chemins mènent à Marfa, à commencer par l’interminable highway qui sillonne le désert de Chihuahua et rallie El Paso à cette petite ville lunaire de l’ouest du Texas, aux portes du Mexique. En déclin depuis la fermeture de son camp militaire à la fin de la Seconde Guerre mondiale, la montée en puissance du trafic de drogue dans la région et le tarissement du Rio Grande, Marfa, avec ses 2 000 résidents, n’aurait jamais dû devenir une destination hype. Pourtant, voilà des années que l’on assiste au même défilé d’aficionados arpentant par poignées les rues poussiéreuses de cette minuscule cité, un mirage dans la torpeur des champs de cactus. Plus étranges encore : les motivations diverses et variées de ces pèlerins qui jalousent l’un des secrets les mieux gardés de l’Ouest américain.
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Vous ne viendrez pas à Marfa par hasard
C’est la force de Marfa que d’empiler les légendes sans jamais les télescoper. Les fans d’UFO tentent d’y apercevoir, les soirs d’orage, les inénarrables Marfa lights irradiant l’horizon de leurs rayons verts. On peut aussi y croiser des nostalgiques de James Dean venus rendre hommage à celui qui trouva la mort le 20 septembre 1955 sur une route de Californie, quelques jours après le tournage, à Marfa, de Géant. Ou y côtoyer, à la terrasse de l’hôtel Paisano (véritable institution qui fut aussi le QG du film), les stakhanovistes de l’art minimal partis sur les traces de Donald Judd, artiste et théoricien de ce courant radical, qui fit de Marfa son terrain de jeu grandeur nature. On en oublierait presque que c’est ici, en 2007, que Sonic Youth tint un concert mythique sur la voie de chemin de fer qui traverse la ville. Paul Thomas Anderson y tourna aussi There Will Be Blood et les frères Coen leur décapant No Country for Old Men.
Lors des six jours que nous avons passés sur place, au moment du spring break américain, c’est un autre géant du cinéma que l’on croisa dans les rues de cette mecque texane : le réalisateur Larry Clark, venu tourner Marfa Girls, son dernier film. L’histoire d’un adolescent du cru et d’un agent de la border patrol (patrouille frontalière) locale en uniforme vert de rigueur à bord de son indissociable Jeep blanche, comme il en existe des centaines dans le coin. L’étonnement passé, on se dit que Marfa – cité post-western nichée à 1 400 mètres d’altitude, où les températures extrêmes burinent les paysages alentour – a en effet toutes les qualités requises pour servir de décor à un film permanent, et qu’il n’y a rien d’étonnant à ce qu’elle suscite du désir, même chez le plus new-yorkais des cinéastes.
Une fois expérimenté ce puissant hallucinogène cinématographique, alimenté huit fois par jour par le fracas des interminables trains de marchandises qui traversent la ville d’est en ouest, c’est à un autre fantasme de taille qu’il faut se confronter : cette équation intenable qui confronte sur le même site l’immensité des paysages texans et le fantôme omniprésent de Donald Judd.
Welcome to Judd City
Bref rappel des faits. Nous sommes au tournant des années 70. Fasciné par la culture mexicaine et fatigué des affres new-yorkaises, Judd cherche un écrin à la mesure de ses sculptures stratégiquement sériées, métallisées ou industrialisées, et un endroit paisible pour travailler en harmonie avec ce qu’il appelle “le vide environnant”. C’est chose faite en 1979 lorsqu’il rachète les anciens baraquements militaires qui s’étalent sur plusieurs kilomètres à la sortie de la ville. Frappé par l’histoire de ce camp qui accueillit des prisonniers allemands avant de se transformer en maison de retraite, Donald Judd décide d’y installer son musée rêvé. A l’extérieur, au milieu des herbes folles et des serpents à sonnette, il déploie ses blocs de béton sur près d’un kilomètre. Dans les deux premiers baraquements, dont il a surélevé le toit, reconfiguré les ouvertures et remplacé les portes par des battants à pivots qui s’ouvrent à 45 degrés, il présente ses One Hundred Boxes in Aluminum, un ensemble de cubes mutiques placés à équidistance les uns des autres, dont les surfaces réfléchissantes et les configurations multiples font de l’oeil au dégradé de couleurs venu du dehors.
Il ne s’arrête pas là et rachète de nombreux bâtiments du centre-ville. Un hôtel, des hangars, d’anciens ateliers d’aviation, devenus depuis la Chinati Foundation, dans lesquels il accueille treize installations permanentes conçues par ses amis, des minimalistes comme lui. On retrouve Carl Andre, Richard Long ou Dan Flavin, le pape du néon, qui déploie dans six hangars consécutifs une installation lumineuse d’une rare intensité, ou encore John Chamberlain et ses sculptures monumentales et froissées qui rappellent les compressions de César. Des alliés moins attendus apparaissent, comme le couple russe Ilya et Emilia Kabakov, qui projette dans l’ancien réfectoire des prisonniers la reconstitution d’une école soviétique dévastée, où les vitrines, les bancs renversés et les portraits de Lénine accrochés à l’envers constituent comme des archives tridimensionnelles suspendues dans le temps.
Au Block, caché derrière un immense mur en adope (mélange local de terre et de paille), le long de la rue principale de Marfa, il installe sa maison – où il vivra jusqu’à sa mort en 1994. Il y range ses bibliothèques aux rayonnages savants (plus de dix mille livres organisés par date de naissance des artistes et des auteurs) et satisfait ses passions fétichistes pour les objets obscurs, flûtes à plumes, flèches en silex, poteries mexicaines et autres fossiles. Dans quatre ateliers, nommés North, South, East et West, il agence pour l’éternité, en commissaire de sa propre exposition, ses oeuvres de jeunesse et ses blockbusters fabriqués industriellement (colonnes en acier galvanisé ou laquées de couleurs franches, cubes métallisés et mobilier rudimentaire en contreplaqué).
A la Chinati comme au Block, on progresse comme dans un temple, ému et surpris par la dimension éminemment mystique de ce minimalisme que l’on prenait à tort pour un monstre froid. Abasourdis par l’ampleur politique de ce jeu de cubes et d’emboîtements qui nous fait comprendre comme jamais que le minimalisme se veut aussi une réponse et un pied de nez à l’univers carcéral ou, mieux encore, à l’imaginaire concentrationnaire. Ça saute aux yeux ici, alors que Judd a volontairement préservé l’empreinte laissée par le passage des prisonniers en recouvrant de vitres protectrices les peintures murales et naïves, ainsi qu’un dicton en allemand qui rappelle qu’“il vaut mieux utiliser sa tête que de la perdre”.
De l’ombre portée au Concrete Sunset
Donald Judd représente bien l’une des principales attractions de cette ville qu’il sauva de la misère à la fin des années 70 et qui vit aujourd’hui encore à l’heure de ce monument de l’art contemporain. Dans la Judd City, comme l’appellent certains, on mange (fort bien d’ailleurs, lorsque le combi Shark Food vient y distribuer ses “marfalafels” et autres combinaisons foodingues) sous un immense auvent abritant du mobilier en bois conçu par Judd. La pizzeria, rendez-vous des branchés venus de New York ou de Los Angeles, s’appelle la Pizza Foundation. Même les hôtels, bruts de décoffrage mais chic et pointus dans les détails, rappellent l’esthétique de Judd.
Le directeur de l’école d’art de Genève, la Head, vient d’implanter à Marfa, avec ses homologues de l’Ecole des beauxarts de Nantes et de la Rietveld Academie d’Amsterdam, un programme de recherche et une résidence d’artistes, le Fieldwork. Il explique : “La première vertu de ce lieu, c’est d’exposer les artistes et les étudiants en art à une tension extrême, entre le ‘monument’ Judd, présent partout et de toutes les manières, et un espace absolument vierge qui reste à investir.” Les résidents (ils sont six cette année, parmi lesquels Charlotte Moth, Benoît-Marie Moriceau, Tove Storch et Wilfrid Almendra) et les étudiants venus assister à un symposium sur la question de l’art et du paysage doivent composer avec ce double bind.
Au-delà du phénomène Judd, “comment ne pas être affecté en venant ici par les clichés du Grand Ouest et les codes du western ?”, commente le plasticien Benoît-Marie Moriceau, qui prépare pour une façade du périphérique parisien un wall-painting intitulé Concrete Sunset inspiré par les couchers de soleil texans. Sur place, il a choisi d’axer ses recherches sur l’entropie en marche dans le travail de Judd, l’usure de ses oeuvres à la finition parfaite et l’écart qui existe entre les images lisses des catalogues d’exposition et la réalité d’une mise en contexte que n’aurait pas reniée Judd.
Wilfrid Almendra, quant à lui, mise sur une rupture franche avec le paysage horizontal, au travers d’un projet de tour publique qui reprend les plans d’une utopie architecturale de Benjamin Constant, tandis que l’artiste anglaise Charlotte Moth a choisi de faire miroiter, et ainsi de tenir à distance, les mirages. Dans le désert, elle a installé des panneaux de bois sur lesquels elle a fixé des ampoules lumineuses. Ce petit théâtre ambulant et éphémère fait écho aux hallucinations provoquées par les Marfa lights.
Le mirage, c’est le motif qu’explore Yann Chateigné, en charge du pôle art visuel de la Head et de la coordination du programme de recherche avec son homologue Etienne Bernard, chercheur à l’Ecole supérieure des beaux-arts de Nantes (Esba). Pendant plusieurs semaines, depuis Genève mais en gardant en tête les images laissées par Marfa, il a travaillé sur ce thème et convoqué les oeuvres d’artistes comme Rosa Barba, Robert Smithson ou Dominique Gonzalez-Foerster.
Pionnier en matière de recherche en art dans le paysage européen, le programme Fieldwork s’est installé en terrain conquis il y a un an. Tout comme le peintre Christopher Wool (actuellement exposé au musée d’Art moderne de la Ville de Paris), qui y a acheté un hangar et y séjourne trois mois par an. Marfa compte aussi depuis 2003 un très bon centre d’art contemporain, Ballroom Marfa, avec son drive-in tenu par deux jeunes héritières texanes et conçu par les architectes stars de New York, le collectif MOS. Elles ont invité le tandem scandinave Elmgreen et Dragset, qui a parachuté en plein désert une fausse boutique Prada (régulièrement canardée par les chasseurs du coin).
L’expérience des border studies
Le plasticien et enseignant Stéphane Thidet a fait le déplacement avec quelques-uns de ses étudiants de l’Ecole des beaux-arts de Clermont-Ferrand pour un workshop :
“Au-delà de son école Montessori, de ses resorts branchés et de sa population arty, Marfa souffre aussi de la crise, et la précarité y est très grande.”
Pierre-Jean Galdin, le directeur de l’Esba Nantes, qui vient ici depuis de nombreuses années, complète : “L’économie de cette ville repose entièrement sur deux choses absolument antinomiques, l’art d’une part, et les centaines de border patrols qui sillonnent toute la région.” Car Marfa, c’est aussi cela, une expérience inédite et paradoxale de la limite, où l’on est sans cesse confronté à des espaces ouverts sur l’infini, un paysage que rien ne semble scander, et la présence simultanée et palpable de la frontière. Cette tension se retrouve au coeur des projets de deux artistes invités à Marfa. L’une, Elisa Larvego, a documenté la vie impossible d’un village à cheval sur la frontière mexicaine, où chaque jour les enfants doivent passer les check points pour aller à école ; l’autre, Victor Bulle, étudiant de Clermont-Ferrand, a entrepris de traverser Marfa en ligne droite, avant d’être arrêté par la police.
“Il est souvent difficile pour des étudiants en art de se projeter dans la mondialisation. Ici, la question de l’immigration et ce qu’on pourrait appeler les border studies s’incarnent parfaitement”, souligne Pierre-Jean Galdin.
Les nouveaux pionniers
De là à penser que les artistes peuvent encore jouer les explorateurs, c’est l’enjeu du projet que mènent ces trois écoles d’art. Défaire les clichés, appréhender un territoire comme un espace vierge à conquérir, c’est ce qu’ont tenté les quatre étudiants de Clermont-Ferrand, qui n’avaient pour la plupart jamais mis les pieds aux Etats-Unis. “De l’Amérique, je connaissais surtout les westerns-spaghettis tournés en Italie ou au Maroc”, s’amuse l’un d’eux, Pierre Frulloni. Histoire de faire tomber les dernières barrières, il a rencontré, avec ses camarades et ses professeurs, Ty Mitchell, ranchman et tenancier bavard du saloon du coin, où l’on fait du feu dans des gros barils en tôle et où l’on s’amuse à jeter des fers à cheval sur des barres de fer rouillées.
Dans cet entretien filmé, en cours de montage, Ty Mitchell fait “voler en éclats tous les clichés du Grand Ouest”. Intarissable, il raconte comment, à 16 ans, il a rencontré Judd, mais aussi son rapport à ce paysage “non mécanisable”, le rôle des Indiens, souvent meilleurs cow-boys que les Texans, et cette règle tacite qui le conduira à se faire inhumer sur le territoire du ranch pour lequel il travaille depuis son adolescence. Dans la terre si fertile de Marfa.
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