Précaires, marginalisées, agressées… Dans la capitale économique ivoirienne, les femmes transgenres vivent un “enfer”. Autrefois, la Côte d’Ivoire était pourtant réputée pour sa tolérance envers les LGBT +.
Sarah et Aïda ne voient plus le soleil. Leurs journées, elles les passent recluses dans la minuscule cabane en bois de l’une ou de l’autre, sans eau courante, une seule pièce sombre avec un matelas au sol. Dans celle de Sarah, deux perruques et un sac à main sont accrochés au mur ; ses habits tiennent dans deux gros sacs plastiques. Le débit de la jeune de femme de 22 ans est très rapide : “A cause des menaces, je ne sors pas de jour. J’envoie les enfants du quartier faire mes courses. Et quand je me couche, je ne dors pas. On a dit qu’on allait brûler ma maison.”
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Sarah et Aïda sont deux femmes transgenres, comme quarante autres recensées à Abidjan par l’association LGBT+ Alternative Côte d’Ivoire : elles ne s’identifient pas au sexe masculin qui leur a été assigné à la naissance. La première est Malienne, teint clair, grande et maigre, des cernes témoignant de l’épuisement physique comme psychologique. La seconde, 34 ans, le visage rond et fermé, vient du Niger.
Elles se sont rencontrées à Abidjan, capitale économique de la Côte d’Ivoire, où elles espéraient une vie meilleure. “J’ai été refusée dans mon pays. Mon papa est un grand marabout, il m’a chassée avec un couteau”, dit Aïda d’une voix lente et faible en montrant ses plaies. “Ma vie était trop risquée au Mali, on me harcelait, je recevais des menaces de mort”, ajoute Sarah, arrivée il y a quatre ans. Mais ici, “la situation a empiré, j’ai subi des agressions que je n’avais pas vécues là-bas”, déplore la jeune femme victime d’une campagne de harcèlement sur les réseaux sociaux.
À la nuit tombée, dans un quartier défavorisé en périphérie d’Abidjan, où habitent environ 25 autres personnes trans, elles se prostituent toutes ensemble. “Pas par choix, ça ne me plaît pas, hein !, précise Sarah. J’aimerais faire un autre métier mais je ne serais pas en sécurité.” Elle soulève le couvercle de la gamelle posée au sol, du riz sauce aubergine auquel elle a à peine touché : “Je n’ai pas d’appétit, je mange une seule fois dans la journée. Vous voyez comme je suis maigre ! C’est les problèmes, ça.”
« Mon papa est un grand marabout, il m’a chassée avec un couteau”, raconte Aïda (A.R)
Séjours en prison
Dans un rapport sur la Côte d’Ivoire publié en 2019, l’ONG Amnesty international note que les LGBT+ sont toujours victimes de pratiques discriminatoires et de violences LGBTphobes. En 2016, la justice ivoirienne a même appliqué pour la première fois une loi datant de vingt ans et condamné deux hommes à de la prison ferme pour « outrage public à la pudeur, acte impudique ou contre-nature avec un individu du même sexe ».
Pourtant, le pays a longtemps été un “îlot de paix” où des Africains persécutés dans leur pays trouvaient refuge, se souvient Philippe Gervais Njaboué, chef de projet chez Alternative Côte d’Ivoire. Mais depuis quelques années, ce militant recense des “violences camouflées et silencieuses envers les LGBT +”, en particulier les personnes transgenres, émanant même de la police. “Dans un commissariat, on nous a dit : ‘C’est encore vos histoires de pédés’”, relate-t-il.
Selon Inza Coulibaly, référent pour les personnes trans de l’ONG Alternative,des policiers ont un jour “exigé une caution de 80 000 Francs CFA (122 euros) pour libérer des prostituées trans, en demandant ‘pourquoi ils s’habillent en femme pour faire le trottoir’, alors qu’ils n’ont pas exigé de caution pour les femmes cisgenres”. Alors, de peur des représailles, les victimes portent rarement plainte.
Lorsque nous la rencontrons, Sarah présente des plaies. L’avant-veille, elle est tombée en fuyant la police, alors qu’elle attendait des clients. “S’ils t’arrêtent, tu risques d’aller en prison”, justifie-t-elle. En Côte d’Ivoire, le racolage est puni par la loi.
Aïda a purgé deux peines d’emprisonnement de deux semaines. “La salle d’audience était pleine, on m’a insultée… J’ai tout vu. Les policiers ont tenu des propos insultants. Et quand tu arrives à la prison, les garçons te battent, te privent de nourriture… C’est même les surveillants qui commencent ! On nous déteste.” Sarah dit avoir elle aussi “trop souffert” lors de son incarcération : “On me tirait, on déchirait mes boubous, on me touchait pour vérifier si j’étais un garçon ou une femme. J’ai passé 15 jours entre le matelas et la douche.”
“Je sais que je suis une femme”
“A cause des menaces, je ne sors pas de jour », explique Sarah. (A.R)
“Là où elles font le trottoir, c’est un coin très dangereux : la police vient les emmerder, des jeunes vagabonds les agressent… Normalement, si tu as un peu d’espoir, tu ne retournes pas dans un coin où tu sais que tu es torturée, malmenée ! Mais elles y sont toujours, il n’y a pas d’issue”, se désespère Inza Coulibaly.
En attendant des financements pour un programme spécifique aux personnes trans, cet employé d’Alternative apporte un “soutien moral” et avance les premiers soins en cas d’agression. Une aide précieuse pour Sarah et Aïda, qui reprochent aux autres ONGs de ne leur parler que de lutte contre le VIH. “Elles ont aussi d’autres problèmes : insertion, relogement, situation précaire, ou d’autres maladies”, énumère Inza Coulibaly.
Sans compter qu’elles entament parfois une transition hormonale en automédication. Sarah et Aïda, elles, ne l’ont pas encore commencée. “Si je prenais des hormones pour faire pousser les seins, ce serait la mort, on me connaît déjà partout”, s’inquiète Sarah. Aïda vit très mal de ne pas s’identifier à son corps : “Je ne peux pas vivre ma vie comme je veux. J’ai envie de sentir ce que je ressens dans mon cœur, je sais que je suis une femme.”
Pour ces femmes qui ne rêvent que de partir, le chemin paraît encore long. Aïda ne connaît pas les procédures pour déposer une demande d’asile, tandis que Sarah affirme avoir été refoulée dès l’entrée d’une ambassade parce que son apparence physique ne correspondait pas au sexe inscrit sur son passeport. “J’ai essayé d’accompagner deux autres personnes dans leur demande d’asile, mais je me suis découragé. Je n’avais pas les financements, on tournait en rond”, regrette Inza Coulibaly.
“Partir, quitter cet enfer”. Ces mots résonnent souvent dans la minuscule cabane en bois. Pour l’heure, il n’y a que ce maigre espoir et la solidarité de leur communauté qui rendent supportable le poids du désarroi.