En s’emparant de cette pièce de Pirandello sise dans une Europe éreintée par la Première Guerre mondiale, Stéphane Braunschweig éclaire avec nerfs et délicatesse une pièce où l’art côtoie la folie pour abolir l’oubli.
Devenu un familier de l’œuvre de Luigi Pirandello pour avoir déjà monté trois de ses pièces, Stéphane Braunschweig s’empare de Comme tu me veux, l’unique opus où l’auteur élargit le champ de sa réflexion à une psyché de comportements embrassant le territoire de l’Europe. Après Vêtir ceux qui sont nus (2006), Six personnages en quête d’auteur (2012) et Les Géants de la montagne (2015), le metteur en scène opte pour un texte à l’aura plus confidentielle.
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“Giorgio Strehler l’a présenté à l’Odéon avec la troupe du Piccolo Teatro de Milan en 1988, souligne Stéphane Braunschweig. Au regard de mes premiers choix, Comme tu me veux est moins connue, mais plus je la travaille, plus je pense que c’est une très grande pièce.”
Prenant ses distances avec la littérature pour investir le théâtre dès 1917, Pirandello engage sa carrière de dramaturge en développant une pensée sur le réel et le jeu qui renouvelle la scène de l’entre-deux-guerres. L’auteur est très marqué par les épreuves subies par l’Italie durant la Première Guerre mondiale. Rappelons que la Vénétie a été envahie de 1917 à 1918 par les troupes autrichiennes, hongroises et allemandes. Multipliant les exactions avant de battre en retraite, l’ennemi s’est livré à des viols et des enlèvements de femmes restées seules alors que leurs maris combattaient au front.
Libérée par sa condition d’expatrié, la langue pirandellienne s’avère moins cérébrale
“A ce titre, Comme tu me veux prend date, dix ans après la fin des hostilités, d’une volonté de confronter le public à des traumas féminins liés au conflit. L’Inconnue de la pièce est peut-être de celles-là.” Le texte est écrit en 1929, durant l’exil volontaire de Pirandello en Allemagne ; le premier acte se déroule à Berlin dans une facture expressionniste baignée par l’esthétique propre à l’Allemagne des années 1920. Libérée par cette condition d’expatrié, la langue pirandellienne s’avère moins cérébrale, comme le constate Stéphane Braunschweig, qui signe une nouvelle traduction.
“La forme est dynamique, tendue, à fleur de peau. C’est cette énergie d’une langue souvent très heurtée que j’ai essayé de ne pas expliciter pour que ça reste vivant tout le temps.”
L’intrigue se noue quand un photographe italien reconnaît parmi les danseuses d’un cabaret berlinois Lucia, la femme disparue et déclarée morte d’un ami officier de carrière. Elle ne se souvient de rien, mais accepte un retour en Italie dans une maison qui pourrait être la sienne. Avec malice, l’auteur ménage un coup de théâtre en désignant le photogr phe comme l’inventeur du portrait stéréoscopique permettant, à partir de deux clichés quasi identiques, de produire une image en relief.
Les deux visages de Lucia
Ainsi, l’Inconnue des nuits de débauche berlinoises est une artiste amnésique qui finit par être confrontée à une démente exfiltrée de la clinique d’un célèbre psychiatre viennois, qui pourrait bien, elle aussi, être l’épouse de l’officier. Un duo d’héroïnes pour deux hypothèses justifiant l’enterrement d’un passé auquel personne ne saurait faire face. “Pour Pirandello, la folie et l’art sont les seules voies de sortie possibles, et c’est pourquoi, dans Comme tu me veux, Lucia a deux visages, réversibles : celui de la Folle, à jamais hors de la réalité et sans identité, et celui de l’Inconnue, véritable figure de l’actrice, capable de se réinventer dans une nouvelle identité, de donner vie aux fantômes et de repousser les limites de la réalité.”
A un mois de la première, nous assistons à une approche de l’acte III, quand l’Inconnue rencontre la Folle dans le salon de la villa italienne. La scénographie use métaphoriquement d’un plancher de verre pour couvrir la béance des dessous de scène et représenter le vertige du vide ouvert par l’Histoire. Le texte prend forme dans l’espace au gré des incarnations. Si le metteur en scène mène le jeu, le dramaturge et les comédien·nes interviennent sans interdits pour exprimer leur point de vue. Une utopie en salle, conduite par des personnages déterminés à honorer la quête de leur auteur.
Comme tu me veux de Luigi Pirandello, mise en scène Stéphane Braunschweig, avec Jean-Baptiste Anoumon, Cécile Coustillac, Claude Duparfait, Alain Libolt, Annie Mercier, Thierry Paret… Du 15 janvier au 17 février, Odéon-Théâtre de l’Europe, Paris
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