On pourrait commencer et s’arrêter là, avec les mots de John Cassavetes : “On en vient à penser qu’il n’y a jamais eu d’Amérique, peut-être qu’il n’y avait que Frank Capra.” Sur cette synonymie évidente (Etats-Unis = Capra) sur laquelle on retombe toujours lorsqu’on pense au cinéaste, le beau documentaire que lui consacre Dimitri Kourtchine, diffusé le 29 décembre sur Arte, apporte beaucoup d’éclaircissements et s’intitule sobrement Il était une fois l’Amérique. On réfléchit : un autre titre aurait-il été possible ? Et est-ce que Capra nous laisse d’autres choix ?
Loin de se résumer à la surface du mythe, le documentaire explore les zones de frictions, les excès, les complexes et les contradictions du cinéaste. Dans de belles archives, on découvre le Capra des années 1970, vieux bonhomme en habits décontractés qui raconte sa vie, la fabule, tisse le vrai avec le faux – à plein d’égards, il rappelle Cassavetes, dans cette manière de toujours opter pour la légende. C’était déjà le cas de Hollywood Story, son autobiographie publiée en 1971, un magnifique tissu de mensonges qui finissait, en creux, par en dire beaucoup sur le personnage : ne garder que les traits saillants d’une vie quitte à les inventer, capturer son·a spectateur·rice/lecteur·rice en sortant la réalité de ses gonds.
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Rien n’est réel chez Capra, tout est coloré par une humeur qui est, au choix, extatique ou complètement désespérée. Et Kourtchine de commenter l’homme à travers son œuvre, appliquant ce que Capra martelait tout au long de sa vie : « un film, un homme ». On apprend qu’il a été le premier à mettre son nom au-dessus du titre du film (The name above the title, titre original de ses mémoires) quitte, parfois, à se fâcher avec ses plus proches collaborateurs qui lui reprochaient de s’attribuer leur travail. C’est que l’individualisme était une valeur absolue chez lui, la première fiction à défendre.
La magie de Noël
Le documentaire fait la part belle au culte qui entoure La vie est belle (1946), largement expliqué par un couac déterminant : à la fin des années 1970, un producteur oublie de renouveler le copyright du film, qui tombe dans le domaine public et devient l’œuvre la plus citée dans l’histoire du cinéma et de la télévision. Le film est sans doute moins connu dans son intégrité qu’à travers ces innombrables scènes où, postés devant leur télévision, des personnages s’arrêtent devant une énième diffusion du film, et s’attendrissent devant une séquence (souvent la fin) qui condense à elle seule la « magie de Noël ». On aime sans doute moins voir La vie est belle qu’observer des gens en train de le regarder.
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Mais son retentissement ne s’arrête pas là. Au même titre que New York-Miami (1934) a fixé pour de bon les codes de la comédie romantique, La vie est belle a insufflé sa structure à tous les films et téléfilms de Noël. Il faut que ça commence mal, et que ça se termine (trop) bien. Plus célèbre que le reste, la dernière partie du film a sans doute éclipsé dans la mémoire collective tout ce qui se passe avant. Et a peut-être fait oublié à quel point le film était sombre. Il faudrait pouvoir le revoir en inversant ce rapport : mettre de côté le miracle final pour contempler la tristesse infinie du destin de George Bailey (James Stewart) qui consacre sa vie à aider les autres, constate amèrement que la bonté ne sert à rien et qu’il n’y a aucun rapport entre aider les autres et être heureux.
Tout le cinéma de Capra naît, non pas du surgissement d’un prodige qui vient panser les malheurs passés, mais d’un rapport d’interdépendance entre joie et dépression, traités à égalité. Sa filmographie est fiévreuse, cyclothymique : une scène de liesse mène inévitablement à un moment d’abattement. Ses personnages traversent des vagues de découragement et des pics d’euphorie, et la brutalité du cinéma de Capra est intimement liée au fait qu’il n’existe pas de troisième voie entre ces deux états, aucune sérénité, aucun ralentissement. Dans La vie est belle, le film se cale sur le pouls fiévreux de James Stewart, cette forme de panique qu’il met à se sentir trop heureux ou totalement anéanti. Après Mr Smith au Sénat (1939), le cinéaste filme le chemin de croix d’un homme, une figure christique que personne ne sait encore reconnaître. Il s’attarde longuement sur le visage de son acteur, sa sueur, sa fatigue, ses cernes, sa barbe de trois jours. Le trouble, c’est que cette imagerie doloriste rend sa mise en scène subitement sensuelle et homo-érotique. Bailey souffre, se débat contre l’adversité, il pourrait tout aussi bien être en train de « monter » sous l’effet d’une drogue, et sous le regard d’un autre homme qui, doucement, se rapproche de lui avec sa caméra.
“It’s a Wonderful life !”
Avec cette œuvre tourmentée, qu’est-ce que Capra a donc pu apporter à Noël ? Sans doute cette idée, héritée de Charles Dickens, que cette fête vient amplifier le bonheur et le malheur. Quelqu’un de seul et de pauvre, quelqu’un de riche et de très entouré, le sont encore plus ce soir-là. Il fait encore plus froid dehors, encore plus chaud dans les maisons – lorsqu’il filme la paix foutraque des foyers, Capra a une manière de remplir ses plans à toute allure. En une nuit, tout est plus contrasté, la vie devient plus brutale parce qu’elle se ramasse en un point – ce qui entraîne chaque année une vague de suicides pendant les fêtes, suicide qui est l’un des motifs récurrents dans l’œuvre du cinéaste comme le souligne très bien le documentaire de Dimitri Kourtchine. Noël est une fête violente, nous dit le film, et incite, comme George Bailey, à faire le bilan.
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Et puis, il y a ce dénouement que rien n’explique si ce n’est une intervention divine, ou des substances hallucinogènes que toute la ville se serait partagée. Cette séquence finale où tout le monde rit, pleure, chante et se souhaite « Joyeux Noël », n’est réconfortante qu’en apparence : elle fonctionne à l’énergie du désespoir, à la joie de vivre ce qui n’aurait jamais dû arriver si un scénariste n’y avait pas pensé – il faut vraiment la regarder avec l’idée que tout le monde est high. Pour sauver Bailey de la faillite et du suicide, il fallait un miracle – pas moins. Et ce constat n’a rien d’optimiste.
Depuis Capra, Noël au cinéma est une sorte de parenthèse où la fiction peut et s’autorise tout jusqu’à entrer en phase de dépersonnalisation – c’est comme si le happy end quittait le corps du film. Noël, c’est un espace paradisiaque, irréel (qui rend tout ce qui a précédé très réel), où le scénario n’a plus aucun compte à rendre à la vraisemblance. Hollywood décolle, délire, s’autorise tous les excès – mais seulement un soir par an. It’s a Wonderful life ! s’exclame le titre original : il faudra désormais l’entendre comme le cri d’un maniaco-dépressif.
La vie est belle de Frank Capra (2h10), diffusé le 29 décembre à 20h50 sur Arte. Suivi à 23 heures de Frank Capra, Il était une fois l’Amérique de Dimitri Kourtchine (52 minutes)
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