Alors qu’Etienne Daho ouvre la 41e édition des Trans Musicales pour célébrer ses quarante ans de carrière, retour sur la façon dont la scène rennaise a chamboulé la France musicale.
“We’re leaning to the East/Where people rest in peace” (“Nous sommes tournés vers l’Est où les gens reposent en paix”). Derrière cette toujours impressionnante intro du morceau S.A.I.D. en forme de déclaration d’intention du groupe rennais Marquis de Sade (à l’heure où les pays communistes forment encore le bloc de l’Est et qu’un mur de la honte sépare la ville de Berlin), c’est tout l’inverse qu’il faut comprendre de l’état de la France rock du tournant des décennies 1970 et 1980. Car c’est bien dans le Grand Ouest que fourmille à ce moment la scène la plus vivace, une nouvelle génération spontanée nourrie par l’explosion punk. L’explication vient-elle de ses racines communes avec les Anglo-Saxons ou de ses côtes tournées vers la proche Angleterre et la lointaine Amérique ?
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Le territoire breton accueille alors le post-punk et la new-wave naissante à bras ouverts avec Paris comme indispensable courroie de transmission, là où le reste de l’Hexagone se convertit en ordre dispersé. En Bretagne, c’est surtout la ville de Rennes qui aimante les groupes d’hommes en noir aux cheveux courts, inspirés autant de la scène new-yorkaise menée par Television, Patti Smith ou Richard Hell que par les Anglais sombres de Joy Division, Wire, Echo & the Bunnymen ou The Cure.
Marquis de Sade en première ligne
A leur tête, une formation au rayonnement national qui symbolise à elle seule l’éveil et l’identité new-wave à la française : Marquis de Sade. Derrière eux, autour d’eux et devant eux, c’est toute une nouvelle génération de Jeunes Gens Mödernes qui va agiter la France, donnant le coup d’envoi d’une véritable émancipation du rock français dans les années1980, qui le mènera vers une identité propre et une expression nouvelle, et qui la pousse à utiliser indifféremment les langues anglaise ou française. Avant d’enflammer les villes et les campagnes françaises, la new-wave d’ici est passée comme partout par une phase de révolte punk.
A Paris, Metal Urbain dans un fatras noise crade ou les Stinky Toys dans une veine plus pop rapportent de Londres une envie de tout chambouler dans le paysage tricolore. Même si les deux groupes n’obtiennent pas le succès qu’ils méritent – pas plus que le Asphalt Jungle de Patrick Eudeline -, les voies qu’ils tracent sont aussitôt prolongées en direction de la province avec, quasiment au même moment, l’éclosion de Starshooter et de Marie et les Garçons à Lyon, ou des Olivensteins des frères Tandy à Rouen.
Philippe Pascal, lui, prend son groupe très au sérieux et regarde déjà bien au-delà des modèles anglo-saxons. Il aime le Velvet et David Bowie, Kraftwerk et les Talking Heads, l’expressionnisme allemand et il avoue une fascination pour l’Europe, pour son histoire autant que pour sa construction en marche. “Marquis de Sade, c’était un peu le Joy Division de Rennes, la fierté de la ville”, se souvient Jean-Louis Brossard, programmateur des Trans Musicales de Rennes, qui a fait jouer le groupe dès la première édition du festival en juin 1979.
Les rejetons d’un groupe phare
Avec sa froide présence, ses textes torturés et son jeu de scène syncopé à la Ian Curtis, le chanteur mène la formation à deux albums en dépit des changements de musiciens. “Leur son devait sa singularité à la présence d’un saxophone. Aucun concert ne se ressemblait, sans doute du fait du turn-over des musiciens et à la présence de deux personnalités fortes, le chanteur Philippe Pascal et le guitariste Frank Darcel”, poursuit Jean-Louis Brossard.
Les Trans Musicales voient le groupe irradier et attirer l’attention des médias parisiens qui en profitent pour explorer la scène new-wave de la ville quand le Havre, Rouen ou Bordeaux lui opposaient alors un visage plus rock. “Rennes est une ville étudiante et la musique y a explosé. Le festival a alors pu donner leur chance à ses artistes ainsi qu’à tous ceux de la région.” En proie à des dissensions internes lors de l’enregistrement de son deuxième album Rue de Siam en 1980, le groupe se sépare face aux désaccords entre Philippe Pascal et les musiciens tentés par une veine plus funk blanc à la Talking Heads.
Lui-même né de multiples formations locales, le groupe enfante lors de sa séparation une miniscène considérée comme les “enfants du Marquis” : Marc Seberg, mené par Philippe Pascal, et Octobre, de Frank Darcel – qui comprendra un temps au chant Patrick Vidal de Marie et les Garçons – en seront les fils aînés. Octobre évoluera ensuite en Senso pour accueillir à la basse un Pascal Obispo pas encore revenu sous le soleil de sa Gironde natale.
Marquis de Sade n’a pas attendu de se séparer pour essaimer puisque son premier bassiste Christian Dargelos avait fondé les Nus tandis qu’un autre bassiste, Serge Papaïl, montera pour sa part Frakture, deux autres formations à l’esthétique cold-wave mise au service d’un rock brut et sans concession. D’autres musiciens passés par Marquis de Sade comme le batteur Pierre Thomas ou le guitariste Anzia rejoindront Marc Seberg.
Les saxophonistes Daniel Pabœuf et Philippe Herpin mettent leurs instruments au service de Anches Doo Too Cool puis des Sax Pustuls qui récolteront un joli tube avec La Danse du Marsupilami en 1981. La même année, la compilation Rock’n’Rennes immortalise cette pépinière de talents, avec les Nus, Sax Pustuls, Frakture, UV Jets ou Mécanique Rythmique.
Un festival au pouvoir d’attraction magnétique
Autour de Rennes, la Bretagne a elle aussi suivi le rythme des “garçons en costume électrique”, comme leur maison de disques appelle Marquis de Sade dans des publicités, avec des groupes comme Complot Brunswick, Kalashnikov (de Dominic Sonic) ou End of Data. Et plus loin à Brest, avec Printemps Noir (première formation d’un certain Christophe Miossec) ou Splash. Les Trans Musicales vont programmer ces formations tout en s’ouvrant progressivement à des artistes parcourant de plus en plus de kilomètres, ce qui va par exemple permettre de tisser des liens entre la ville et des Parisiens comme Orchestre Rouge et leur new-wave incandescente ou les Nancéiens de Kas Product à la cold-wave pré-electroclash.
C’est d’ailleurs Theo Hakola, chanteur d’Orchestre Rouge qui fera passer au programmateur des Trans la cassette d’un groupe bordelais dont il produit le premier mini-album : Noir Désir. “Les Trans ont fait jouer pour la première fois en France Stephan Eicher quand il se produisait avec ses machines ou des Anglais comme Cabaret Voltaire”, souligne Jean-Louis Brossard, démontrant ainsi le rôle de relais joué par le festival des dernières tendances new-wave auprès du Grand Ouest.
Un autre artiste va lui aussi jouer un rôle d’entremetteur de choix entre les générations et les villes : Etienne Daho. Fan du Velvet Underground et de Françoise Hardy. Il n’est encore qu’étudiant quand il profite de la structure d’organisation de concerts des Trans pour inviter les Stinky Toys à sa fête d’anniversaire. “Il a attiré à Rennes des labels et des artistes parisiens. Il était ami avec Guillaume de Modern Guy, a fait le lien entre les Avions, les Sax Pustuls, Elli Medeiros…”, confirme Jean-Louis Brossard.
L’influence grandissante d’Etienne Daho
Daho noue ainsi une profonde amitié avec la chanteuse Elli Medeiros et le compositeur Jacno qui produira Mythomane en 1980, son premier album également enregistré avec les musiciens de Marquis de Sade. Frank Darcel produit le suivant, La Notte, la notte (1984) tandis que son troisième, Pop Satori, sera réalisé avec Arnold Turboust, un musicien déjà croisé auprès de Marquis de Sade, des Private Jokes et d’Octobre.
A sa sensibilité new-wave, Etienne Daho mêle son amour de la pop ouvragée et il devient l’un des porte-drapeaux de la chanson moderne et chic de la décennie1980 qui cloue enfin le bec à la variété française poussiéreuse et giscardienne des années1970. Durant toute sa carrière, Daho n’aura de cesse de créer des ponts entre ses fantasmes rock, pop et new-wave, collaborant pour ou avec Françoise Hardy, Charlotte Gainsbourg, Marianne Faithfull, Dani, Elli Medeiros, Brigitte Fontaine, Lio, Jacques Dutronc, Daniel Darc, Bill Pritchard ou Philippe Zdar de Cassius.
Il a aussi pavé la voie à Niagara, duo rennais gentiment pop mené par la chanteuse Muriel Moreno et le compositeur Daniel Chevenez, qui décrocha quelques tubes fameux dont Tchiki Boum ou L’Amour à la plage. Si Rennes s’est révélé un terrain propice à l’éclosion d’une new-wave vivace, la France s’est aussi trouvé quelques autres foyers locaux – les terribles Provisoires de Montpellier –, où elle était toutefois souvent obligée de jouer des coudes avec un rock de facture plus traditionnelle, tout en composant avec lui – dans le cas de groupes comme Bijou ou les Dogs.
Une scène parisienne très “Rose Bonbon”
C’est donc logiquement à Paris que le post-punk et la new-wave ont le plus enfanté de rejetons du fait de l’éternelle centralisation du pays, de ses médias et de ses circuits de distribution, grâce par exemple à la boutique parisienne New Rose qui jouait le rôle d’importateur de labels indépendants pour la France. Avant d’entamer sa carrière solo chaotique, Daniel Darc chantait au sein du groupe Taxi Girl.
Incarnation des Jeunes Gens Mödernes, le quintet connaîtra un destin météoritique et plusieurs formations, décrochant un hit mémorable mais incompris (Cherchez le garçon), avant de poursuivre sa carrière en duo autour de Daniel Darc et du compositeur Mirwais avec quelques autres tubes à la clé (P.A.R.I.S., Aussi belle qu’une balle). Les deux finiront par se séparer, Mirwais publiant deux albums d’electro qui lui vaudront de travailler pour Madonna entre 2000 et 2005. Au-delà du gâchis Taxi Girl, ce sera finalement la mise electro-pop raflée par leurs contemporains d’Indochine qui occasionnera le plus de regrets.
A la fin des années1970, Paris peut se vanter de la présence de clubs qui voient défiler le meilleur de la new-wave, dont les Bains Douches et le Palace, et un troisième, qui permet à une scène parisienne d’éclore en lui associant son nom, le Rose Bonbon. Cette bannière acidulée rassemblera des groupes aussi différents qu’Ici Paris, Modern Guy, Artefact, Edith Nylon, Suicide Romeo, Lili Drop, Panoramas, Mathématiques Modernes, Oberkampf, Les Rita Mitsouko, LesAvions ou La Souris Déglinguée.
Le vénérable Olympia consacrera aussi quelques soirées mythiques à ce “rock d’ici”. Tout ceci marque le coup d’envoi bordélique et désordonné de la naissance d’un punk décomplexé et alternatif (des Garçons Bouchers à la Mano Negra en passant par Bérurier Noir) autant que d’une nouvelle identité française qui ouvrira la voie (et la voix) à Dominique A ou Murat en passant par Diabologum, Katerine ou Miossec. Souvent incomprise de son vivant, l’armée des ombres de la new-wave française va attendre les années 2000 pour enfin être réévaluée à sa juste valeur grâce à moult rééditions et exhumations de trésors cachés. Il était grand temps.
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