Intelligence artificielle et musique indépendante ont récemment été au cœur d’une des plus excitantes querelles de cette fin d’année. Ou quand trois conceptions de la futurologie et de la pop-culture s’affrontent sur la toile à travers les voix de Grimes, Zola Jesus et Holly Herndon.
On croyait connaître les clashs de musiciens sur Twitter : prolongation en 280 signes du concours de beats qui oppose les egos de basse-cour par punchlines interposées, avec pour seule ligne d’horizon un hypothétique et pathétique octogone – ce qui par ailleurs n’enlève rien au talent qui anime certains des coqs en lice. Mais quand les protagonistes se nomment Grimes, Zola Jesus et Holly Herndon, le niveau monte de quelques crans. De ces trois artistes essentielles de la scène musicale contemporaine, les deux premières ont manifesté avec virulence leurs désaccords, non pas sur qui d’entre elles avait la plus grosse fanbase, mais sur l’idéologie qui sous-tendrait les perspectives de création offertes par les avancées de l’intelligence artificielle. Ça change, ça calme, et ça méritait bien un retour détaillé sur cette battle pop-philosophique en trois actes.
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ACTE I : “We appreciate power”
Le point alpha de la controverse, c’est Claire Boucher, alias Grimes, dont on n’en finit plus d’attendre le futur album, intitulé Miss Anthropecene (tout un programme) et enfin officiellement annoncé pour le 21 février 2020. On connaît, de plus en plus, le rapport ambivalent qu’entretient la prodige cyber-pop-r’n’b-punk avec non seulement le mogul Elon Musk mais surtout les technologies prométhéennes du monde qui vient. Une ambiguïté génialement encapsulée il y a déjà un an par le premier single annonciateur de son nouveau projet (mais non inclus dans la tracklist finale) : We Appreciate Power.
Un morceau ironiquement basé sur la théorie selon laquelle il vaut mieux tout de suite donner des gages à l’Intelligence Artificielle suprême à venir, puisque dans son infini pouvoir de calcul elle ne manquera pas de punir rétrospectivement ceux qui n’auront pas participé à son avènement alors que celui-ci devrait permettre la bonne conduite du futur de l’humanité – on résume, pour en savoir plus allez voir du côté du Basilic de Roko, expérience de pensée aussi absurde que terrifiante et stimulante.
Le single en question est tuant d’efficacité, comme un titre de Britney produit par Reznor, et se double donc d’une spéculative fiction grinçante et maline. Plus récemment, interrogée par le podcast scientifique Mindscape, la canadienne développait le sujet en prophétisant pour les prochaines décennies “la fin de la conception humaine de l’art par l’avènement de l’Intelligence Artificielle Générale”.
ACTE II : “Fight the power”
C’est à ces déclarations provocatrices qu’a réagi Nicole Rose Hummel, plus connue sous le nom de Zola Jesus, identité sous laquelle elle se livre à une hybridation des formes du rock gothique frottées aux freaks shows les plus contemporains et nourries de ses racines cosmopolites. L’auteure d’Okovi a twitté avec virulence à propos du “cynisme” de Grimes, qui, selon elle, pérorerait depuis un milieu de “privilèges fascistes” où elle n’aurait “rien à perdre”. “Considérer que la musique gagnerait à être générée par l’IA, c’est nier que les gens ont besoin de faire de la musique pour être spirituellement connectés à eux-mêmes et au monde, c’est voir la musique comme une simple marchandise, ce qui est indigent”, explique notamment l’artiste, développant tweet après tweet l’idée d’une lutte des classes à l’œuvre entre les masses opprimées par les technologies et les privilégiés qui détiennent les clés de celle-ci.
En guise de punchline à sa très politique diatribe, appelant à l’insurrection contre la déshumanisation : “l’art c’est SUBJECTIF, motherfuckers !”. Grimes a semble-t-il apprécié cette montée au créneau, et a manifestement pris plaisir à répondre en plusieurs points à sa consœur. Arguant qu’on ne peut analyser les effets négatifs d’une technologie sans en considérer les apports, elle souligne la façon dont les progrès techniques ont pu permettre à la pratique musicale de se démocratiser (et pourront par exemple contribuer à réduire l’empreinte environnementale des concerts à venir), et loue les possibilités d’expérimentations nouvelles offertes par la recherche en cours : “l’important, c’est avant tout que les gens expérimentent. Il n’en sortira pas que de bonnes choses, mais c’est dans la nature même de l’art”.
Des réponses qui n’ont pas apaisé Zola Jesus, renvoyant Grimes à sa position de collaboratrice du néolibéralisme. Cette dernière rappelle que dans le cas de We Appreciate Power elle joue un rôle fictif, et qu’il “n’y a pas de réponses toutes faites à ces questions”. “Cette conversation mérite d’être poursuivie, même si hélas elle risque de me foutre dans la merde”, conclut-elle.
ACTE III : “Power to the people”
Chacune campant sur ses positions, le débat aurait pu en rester là. C’était sans compter sur l’intervention d’une déesse ex machina. S’il est une artiste ayant toute légitimité pour s’exprimer sur le sujet, c’est bien Holly Herndon, musicienne et chercheuse dont le récent (et grandiose) album Proto explore justement ces thématiques en employant une IA spécialement créée pour le projet. Pour elle, l’important est la prise en charge collective des nouvelles possibilités, dans une optique émancipatrice, un point de vue qui, dit-elle, n’est incompatible ni avec les fictions imaginées par Grimes ni avec les visées humanistes de Zola Jesus. “OK vous deux, voici ce que je pense de tout ça”, lance-t-elle sur le réseau en y partageant une réponse en forme de manifeste.
Commençant par rappeler que les “histoires fantastiques d’IA conscientes et toutes-puissantes sont des contes qui nous distraient des enjeux politico-économiques à l’œuvre”, Herndon se réfère au philosophe allemand Thomas Metzinger, spécialiste de la neuroéthique, avant de développer l’idée que les programmes d’intelligence artificielle restent avant tout des outils, et qu’en tant que tels ils sont excitants pour développer et mettre à l’épreuve la créativité humaine. Voire permettre, et c’est son souci premier, une plus grande interdépendance entre les êtres humains œuvrant à la création. “Ce qui m’inquiète, ce n’est pas l’avènement de robots-seigneurs qui nous tiendraient en esclavage, ce qui m’inquiète c’est que des multinationales peu férues de démocratie nous apprennent à raisonner nous-mêmes comme des intelligences artificielles programmables” : il s’agit donc de s’approprier, en tant qu’individus et citoyens, les nouveaux “mécanismes de coordination” pour en garder le contrôle (et non le remettre aux mains des seuls intérêts du marché) et en tirer le meilleur.
Craignant le monopole des idéologies néolibérales qui confisquent le libre arbitre des individus, elle précise que les questions autour de l’IA ne sont qu’une accélération du débat sur le capitalisme. À grands pouvoirs, grandes responsabilités comme dirait l’autre, et Holly Herndon appelle de ses vœux une responsabilité partagée par tous, notamment dans le monde de la musique. La “musique interdépendante” (plutôt qu’“indépendante”) pour laquelle elle milite est un écosystème dans lequel chaque acteur pourrait utiliser les outils à sa disposition (y compris l’intelligence artificielle) pour que l’ensemble (et non les seuls détenteurs des droits, des brevets, du pouvoir) en tire bénéfice. Un bénéfice qui se mesure non seulement de façon économique mais également en termes de possibilités créatives, d’émancipation et de lien social. Les petits “< 3” qui concluent son message n’occultent pas toutefois les inquiétudes qui tiennent son manifeste à l’écart de tout optimisme béat.
S’il est une bonne nouvelle dans cette affaire c’est que – après notamment le clash qui a opposé Ann Powers à Lana Del Rey (la star, auréolée de son magnifique Norman Fuckin Rockwell, reprochant à la passionnante auteure de Good Booty de l’avoir, dans un article sur l’album, analysée comme un “personnage”) sur la toute aussi passionnante question du rapport entre pop, fiction et authenticité -, une parole féminine s’est emparée d’une arène trop souvent encombrée d’empoignades viriles. Et, surtout, que s’y expriment des débats nous permettant tout autant de penser notre condition contemporaine que d’envisager le monde à venir avec une intelligence pas seulement artificielle.
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