Une femme condamnée s’est échappée. Un Bresson rare et bouleversant.
Sorti en 1969, deux ans après Mouchette, le rare et sublime Une femme douce est le premier film en couleur de Robert Bresson et sa première adaptation de Dostoïevski.
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Qu’apporte la couleur à Bresson ? Un rendu mat, aussi précis qu’abstrait, du milieu petit-bourgeois qu’il dépeint : soit un monde gris-beige terne, étriqué et sans chaleur, à partir duquel le cinéaste dessine les plans d’une véritable prison.
Car, comme toujours chez Bresson, c’est de captivité et d’évasion dont il est question, et à ce titre Une femme douce offre un parfait condensé des obsessions bressoniennes, toujours un peu plus poussées vers l’épure tranchante du trait et l’art de la métonymie. Cet emprisonnement se joue sur deux terrains, étroitement et vicieusement mêlés : l’argent et le couple.
Une étudiante sans le sou épouse l’usurier chez qui elle revend des biens pour pouvoir s’acheter livres et cahiers. Leur relation laisse d’emblée planer un doute sur la nature des sentiments qui les lient l’un à l’autre. Lui, comptable froid et rigide, se laisse progressivement envahir par le soupçon et la jalousie. Plus le regard de son mari l’enferme dans une idée d’elle, plus elle lui (et nous) échappe et entretient ses fantasmes d’infidèlité.
Drame de la jalousie aux accents proustiens, Une femme douce cumule à l’image obstacles et motifs d’enfermement. Le parcours moral, violent et poignant, auquel invite le cinéaste soumet sans cesse le regard à un mouvement de percée, de voyeurisme – “plutôt qu’un janséniste, Bresson est un voyeur”, dixit Paul Vecchiali – pour mieux le faire buter sur la matière et le renvoyer à une forme d’impuissance. Quelque chose résiste magnifiquement dans cette tentative d’autopsie d’une femme, d’une âme que l’on découvre par fragments, alors qu’elle s’est déjà donné la mort.
Une porte qui claque, une table renversée sur un balcon, une écharpe qui flotte dans les airs, des jambes étendues sur un lit au bout duquel apparaissent des mains jointes en prière. C’est à partir de ces premiers contours saisissants que le portrait de la suicidée se dessine, amorçant un long flash-back oscillant entre l’enquête rétrospective, presque clinique, et le recueillement religieux. Qui est cette étrange créature passionnée de musique qui, le visage caché derrière un livre d’ornithologie, laisse éclater un rire semblable à un cri d’animal ?
Choisie par Bresson après une conversation téléphonique, juste pour sa voix, Dominique Sanda impose dès sa première apparition au cinéma une puissance d’incarnation sidérante de beauté et d’étrangeté. Une présence dense et insaisissable, quasi extraterrestre. Alors que la boucle est bouclée et que le film se clôt sur ses premières images, une nouvelle lecture s’impose face à l’écharpe blanche de la disparue, suspendue dans les airs : Une femme douce est le récit de la métamorphose d’une femme en oiseau. L’histoire d’un envol cruel mais aussi étrangement miraculeux.
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