Avec I Made a Place, l’icône folk du Kentucky livre des titres lumineux d’une tonalité optimiste. De l’americana inspiré par la culture hawaïenne sur lequel le temps n’a pas de prise.
Un tic-tac régulier résonne à l’autre bout du fil. Derrière ses faux airs de mécanisme d’horlogerie, le bruit émis par les clignotants du véhicule de Will Oldham suffit à exprimer le temps qui passe. Après une demi-heure de discussion, l’entretien téléphonique avec le natif de Louisville est sur le point de prendre fin.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
“Je vais devoir te laisser, confirme-t-il au volant de sa voiture. Je me suis réveillé ce matin avec une douleur à l’oreille et je dois filer à mon rendez-vous chez le médecin. Mais on peut reprendre notre conversation dans une trentaine de minutes. J’ai le temps.” La musique de celui qui se fait appeler Bonnie « Prince » Billy depuis pile vingt et un ans est indéniablement liée au temps. Elle puise ses racines dans le folk traditionnel, évoque l’americana où se perpétuent les hymnes centenaires vénérés à travers les âges, et rappelle qu’en définitive tout ce pan de la musique américaine est vraisemblablement éternel.
Le premier disque de chansons originales depuis 2011
I Made a Place, le premier disque de chansons originales signées Bonnie « Prince » Billy depuis 2011, pousse cette référence au temps jusqu’à en perdre toute notion : “Ce disque est plus un pas en arrière que deux pas en avant, avait prévenu le folkeux déconneur dans un communiqué. Il traite des richesses d’un passé non-vécu, qui n’est d’ailleurs pas passé.”
https://www.youtube.com/watch?v=fajMRO8CnrQ
En janvier 2018, Will Oldham et son épouse, l’artiste Elsa Hansen, alors enceinte d’une petite fille, sont invités en résidence à Hawaii. Pendant plusieurs semaines, le couple s’installe dans une cabane située au cœur d’un parc de volcans en activité et se consacre à leurs arts respectifs. Alors qu’Elsa Hansen travaille ses broderies traditionnelles, Will Oldham se tourne naturellement vers la musique. Ces dernières années, l’icône folk du Kentucky a multiplié les albums de reprises et autres collaborations en tout genre.
Aucune chanson originale n’a donc été composée depuis Wolfroy Goes to Town (2011) et la sortie non-officielle d’un disque autoproduit, sobrement baptisé Bonnie « Prince » Billy (2013). A Hawaii, étrangement, les chansons affluent à nouveau sous les doigts du musicien. Pour Oldham, l’expérience est surprenante. “Je ne sais rien faire d’autre que de la musique, alors je ne pouvais que me remettre à faire des chansons”, observe-t-il.
Une aversion profonde pour l’industrie musicale
“J’ai donc commencé à travailler sur quelques titres, sans savoir ce que je faisais. Je n’avais aucune intention précise, mais je sentais que j’avais trouvé quelque chose et j’ai fini par m’investir honnêtement dans la composition à long terme, avec le plus grand sérieux. J’adorais le processus si bien que j’ai continué à façonner mes morceaux à notre retour dans le Kentucky.”
Animé par une énergie créatrice débordante, Will Oldham enchaîne les allers-retours entre ses deux maisons de Louisville pour peaufiner ses nouvelles compositions. Jour après jour, il coupe certaines parties, ajoute quelques notes ici et là et modifie la tonalité ou le tempo de ses chansons inédites jusqu’à ce qu’elles finissent par devenir “intouchables”. “Petit à petit, l’ensemble ressemblait à un véritable album, s’exclame-t-il. Mais je n’avais pas l’intention de le publier. Je voulais le garder pour moi.”
“A quoi bon sortir des disques quand le public s’en remet aux services de streaming”
Derrière cette réticence persistante à produire de nouvelles compositions, Oldham exprime une aversion profonde pour l’industrie musicale. Lui qui s’était fait connaître dans les années 1990 sous l’appellation Palace Brothers/Palace Music avec ses premiers disques de country lo-fi, aux pochettes faites maison et confectionnées par ses soins, se trouve aujourd’hui désemparé face à la dématérialisation de la musique et au diktat des algorithmes.
“A quoi bon sortir des disques quand le public s’en remet aux services de streaming… Il n’y a plus d’expérience d’écoute, tout se perd, regrette-t-il. Pendant des années, je n’avais aucune envie de remettre les pieds dans cette industrie avec quoi que ce soit d’original. Composer un album, l’enregistrer, réfléchir à l’artwork… c’est quelque chose de merveilleux, mais l’envers du décor, de la distribution à la promotion des contenus, est aujourd’hui complètement ravagé.”
Il poursuit : “Je ne suis pas du genre à annoncer officiellement que je prends ma retraite et que je ne sortirai plus de disques, mais j’étais convaincu que je n’en referais aucun. Finalement, le destin en a voulu autrement. Je ne devais pas oublier ces nouvelles chansons. Il fallait donc que je les enregistre avec d’autres personnes.”
De titres composés en solitaire, il a fait une œuvre collective
Entouré d’une poignée de musiciens locaux, dont le fidèle bassiste Danny Kiely, la chanteuse folk Joan Shelley ou encore le guitariste Nathan Salsburg, la figure incontestable de Louisville s’enferme aux Downtown Recording Studios, situés à une dizaine de minutes à pied de son domicile, pour immortaliser ses dernières trouvailles. En deux jours, I Made a Place est enregistré. Les structures dépouillées de Bonnie « Prince » Billy, captées en direct, se parent alors d’arrangements soignés, où se déploient piano, orgue et tout un arsenal d’instruments à vent qui viennent égayer les compositions.
“Nous avons travaillé dans l’urgence. Je savais donc ce que j’attendais des autres mais je voulais surtout qu’il y ait un peu de surprise pendant l’enregistrement, assure Oldham. J’essaie toujours de laisser assez d’espace pour que chacun puisse y ajouter sa touche. Les morceaux n’ont aucune fonction tant que d’autres musiciens ne sont pas impliqués.” De ses titres composés en solitaire, l’interprète d’I See a Darkness (1999) en a fait une œuvre collective lumineuse.
Dès les premières notes guillerettes de banjo, New Memory Box instaure un climat de quiétude qui parcoure l’ensemble de l’album. “Ton monde flambe/Ta vieille maison brûle”, chante Bonnie « Prince » Billy en ouverture. L’apocalypse est irrévocable (This Is Far from Over). Pourtant, l’avenir n’a jamais paru aussi radieux.
Aux mélodies enjouées (The Devil’s Throat, Squid Eye) se répondent des envolées légères et oniriques (Dream Awhile, You Know the One, Nothing Is Busted), et chaque chanson révèle l’exceptionnel état d’esprit de leur auteur. Will Oldham est désormais un père de famille heureux doublé d’un musicien apaisé.
Une réelle influence de ses multiples voyages à Hawaii
“J’ai passé ma vie entière dans l’incertitude. Mais récemment, cette incertitude a disparu. J’avais l’espoir de composer ces morceaux avec cet état d’esprit intact, afin qu’ils puissent en rendre compte. Et même si les étapes de création d’un album peuvent être contrariantes ou difficiles, je savais que je ne pouvais pas retomber dans cette forme d’incertitude parce que je ne la ressens plus au quotidien, entouré de ma femme et de notre fille.”
Si I Made a Place délivre un concentré d’optimisme, sa genèse en est la principale raison. Depuis la fin des années 1990, le natif du Kentucky multiplie les voyages à Hawaii. Parti à l’origine sur les traces de sa mère, née à Pearl Harbor, Will Oldham a fini par être totalement captivé par l’archipel du Pacifique jusqu’à s’intéresser à sa culture et à entretenir des relations d’amitié avec certains de ses habitants. Quand il y est allé en 2018, lors de sa résidence avec son épouse, Oldham est donc allé puiser dans la musique locale pour renouer avec la composition et traduire en musique son ressenti.
Une incitation à “regarder en arrière sur l’avenir”
“I Made a Place ne sonne pas comme un album de musique hawaïenne, s’amuse-t-il. Mais il renferme quelque chose de spécifique à cette culture. La musique hawaïenne telle qu’on la connaît, plus spécifiquement celle de la fin des années 1960, début des années 1970, est remplie de chansons heureuses, pleines de bonheur. Tu peux y percevoir une certaine tristesse, mais il y a toujours quelque chose de positif qui flotte au-dessus. Je voulais faire un album de musique hawaïenne dans ce sens, dans ce qu’elle représente. Mais je suis un mec du Kentucky donc je fais de la musique du Kentucky, en gardant ses sonorités.”
Bonnie « Prince » Billy conjugue ainsi l’instrumentation typique du folk et de la country traditionnelle avec la philosophie positive, héritée des îles hawaïennes. Avec son alter ego, Oldham ouvre une “nouvelle boîte à souvenirs” intemporelle, où les “voix survivent à leurs mélodies” (New Memory Box). Il chante les “doux souvenirs de ce qui va arriver” (You Know the One) et incite à “regarder en arrière sur l’avenir” tout en “regardant en avant vers le passé” (Look Backward on your Future, Look Forward to your Past).
Le temps n’a alors plus d’emprise sur la musique. “Je ne crois pas qu’il existe une raison tangible à ce que l’on sépare le passé du futur, explique Will Oldham. Je pense que le futur est ici, qu’il coexiste avec le passé. J’ai toujours envisagé les choses de cette façon et la culture hawaïenne m’a aidé à mettre des mots sur cette conception du temps. Les expériences vécues ne sont jamais terminées. Tout a une continuité, tout ce qui t’entoure, et même la musique.” Surtout cette musique.
I Made a Place (Domino/A+LSO/Sony Music)
{"type":"Banniere-Basse"}