Après le triomphe de ses Culottées, la dessinatrice a marqué l’année de son nouvel album, Sacrée Sorcières, l’adaptation de Roald Dahl. Elle revient pour les Inrockuptibles sur l’année assez catastrophique qui vient de s’écouler, évoque son rapport à la création au temps du Covid-19, et partage ses espoirs pour 2021.
Que s’est-il passé depuis la sortie de ton adaptation de Sacrées Sorcières ?
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Pénélope Bagieu – J’ai l’impression que sa sortie était il y a une éternité. Je n’arrive même pas à croire que c’était cette année… La semaine dernière, j’ai vu l’adaptation de Robert Zemeckis qui devait normalement sortir au cinéma le 23 décembre. J’ai beaucoup aimé, mais j’ai aussi trouvé qu’il faisait très peur… La Grandissime, remarquablement jouée par Anne Hathaway, est absolument terrifiante. Jusqu’au début du mois de mars, j’étais sans arrêt en promo, je ne passais pas une seule journée chez moi et je parlais à des dizaines de gens tous les jours. J’étais si épuisée que je me souviens, à un moment donné, avoir secrètement rêvé de pouvoir passer un mois à ne rien faire. Bien sûr, je n’ai jamais souhaité que l’on vive cette crise sanitaire, mais c’est comme si le ciel m’avait entendu (rires). Disons que ça a été un très gros contraste.
Dès l’annonce du confinement, tu as lancé sur Twitter le #Coronamaison, un cadavre exquis géant invitant tou·tes les dessinateur·ices à dessiner l’intérieur de l’étage d’un immeuble et qui a connu un grand succès. Comment l’initiative est-elle née ?
Elle vient d’une démarche à la fois spontanée et collective. J’ai lancé l’idée du cadavre exquis, le designer de jeux vidéo Oscar Barda a renchéri en proposant les pièces d’un appartement, et l’illustrateur Tim a créé un template hyper simple à partager pour que tout le monde ait la même base. Au départ, je l’ai partagé à destination des dessinateur·ices que je connais mais, dans une telle période de vide, l’opération a pris très vite sur les réseaux sociaux. C’était dingue. Des professeurs l’ont même repris pour faire faire des exercices à distance à leurs élèves. Et puis, ça a permis à tout le monde de dessiner pendant plusieurs heures, ce qui est toujours bon à prendre quand on est enfermé chez soi…
Quel impact a eu ce premier confinement sur ta créativité ?
Je ne suis absolument pas à plaindre car j’ai un appartement relativement grand et lumineux, je ne vis pas seule et je n’ai pas été obligée de sortir travailler. Mais j’étais complètement minée et je n’arrivais à rien faire… Ni à lire, ni à écrire, ni même à faire un puzzle. Ce qui me faisait parfois culpabiliser, et m’oppressait un peu. La seule chose qui me rassurait, c’était de suivre une to-do list d’une journée qui portait sur des étapes très fonctionnelles : rangement, courses, cuisine. J’ai quand même apprécié cette sorte de parenthèse dans laquelle je n’étais pas contrainte de répondre aux mails et demandes de rendez-vous. Là, au moins, j’avais une justification pour une espèce de fuite en avant : pendant quelques semaines, j’avais le droit d’être “nulle”, et tout le monde était de toute façon dans la même situation.
Le déconfinement n’a pas été aussi simple que je l’aurais imaginé. J’idéalisais ce moment en rêvant de scènes de liesse dans la rue, comme à la Libération de Paris (rires). En réalité, je crois que l’on était nombreux·euses à ne pas avoir du tout envie de ça. J’avais du mal à retourner à la réalité, je n’arrivais plus vraiment à tenir une conversation, et comme une sorte de petit syndrome de Stockholm je me disais que je n’étais pas si mal chez moi finalement.
Au-delà de cette crise sanitaire majeure, quel événement t’a le plus marqué cette année ?
Le décès de Quino [dessinateur argentin et créateur de Mafalda, ndlr] m’a beaucoup attristée. J’étais plus proche que je ne l’avais jamais été de ma vie de pouvoir enfin le rencontrer. Comme beaucoup de dessinateur·ices, je lui dois énormément. D’abord Gotlib, et maintenant lui, on a fini d’enterrer tous ceux qui étaient, enfant, mes modèles en matière de dessin.
La mort de Ruth Bader Ginsburg m’a également terrifiée, j’ai eu le sentiment d’être comme abandonnée. Elle avait cette figure si immortelle de gardienne des droits des femmes, de garde-fou pour éviter que ce pays ne sombre dans la folie. Quand elle est décédée, je ne voulais pas croire au scénario catastrophe de la nomination d’une sénatrice conservatrice à la Cour suprême, mais Donald Trump a réussi. Et le mal est fait, durablement. Elle était un véritable modèle pour les féministes et pour tou·tes celles et ceux qui s’intéressent à l’histoire des pionnières.
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Qui a été, selon toi, la révélation de l’année ?
2020, c’est l’année Alice Coffin. Elle a mis un vrai coup de pied dans la fourmilière et a contribué à faire évoluer les mentalités. Avec son livre – Le génie lesbien (éd. Grasset), elle a mis des mots sur quelque chose que l’on est plusieurs à faire depuis des années sans forcément s’en rendre compte : oui, je ne lis que des femmes depuis bien longtemps, pas dans une démarche militante, mais simplement car il y a un vortex dans lequel tu tombes quand tu t’aperçois que tu n’avais jamais lu ces voix-là jusqu’ici. Elle a permis de mettre en lumière une discrimination dont on n’est pas forcément habitués à s’émouvoir, qui est la lesbophobie.
Malgré les seaux d’insultes qu’elle s’est pris dans la gueule, elle a créé un débat étonnant, moins désespérant qu’on l’aurait cru au départ. On a assisté à un vrai moment de bascule dans l’émission de Laurent Ruquier (On est presque en direct, France 2), où il fait une sorte de mea culpa dans lequel il reconnaît avoir appris beaucoup de choses, tout en citant le passage entier de son livre qui a fait polémique en étant tronqué. Et puis, elle a été impériale tout du long face aux attaques, elle est toujours restée calme et pédagogue – y compris lorsqu’elle a été virée de l’Institut catholique. C’est quand même une des reines de 2020.
As-tu eu un coup de cœur livre cette année ?
Pendant le confinement, j’étais comme un rat qui végétais chez moi, à ne rien pouvoir faire, mais dès que j’ai eu le droit de sortir, je me suis plongée dans des récits intérieurs incroyables. Dès que les librairies ont rouvert, j’ai acheté une tonne de livres. Je n’ai finalement jamais autant lu que cette année. J’avais envie de lire les gens que tout le monde lisait à ce moment-là, donc j’ai bien sûr lu quasiment toute la rentrée littéraire pour pouvoir dire “un bijou, j’ai ad-o-ré” (rires). Et coup de bol, je n’ai quasiment lu que des livres que j’ai beaucoup aimés. Je n’avais jamais lu par exemple Faïza Guène, Lola Lafon, Chloé Delaume, ou Camille Laurens – Fille (éd. Gallimard) est celui que j’ai préféré. A travers ces récits, j’avais l’impression de vivre 1 000 vies à la fois.
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Au mois d’octobre, tu as été membre du jury du Paris podcast festival. Quels podcasts retiens-tu cette année ?
J’ai adoré Hors limites, de Binge Audio, sur la championne de patinage artistique Surya Bonaly. J’ai toujours été fascinée par son parcours, et ce podcast contient des entretiens d’elle aujourd’hui. J’ai trouvé aussi Qui est Miss Paddle (produit par Pavillon sonore) assez incroyable dans son écriture.
Que souhaites-tu pour 2021 ?
Je dis ça chaque année, mais je suis de plus en plus désespérée par la situation politique… C’est un peu comme la métaphore de la grenouille qui ne se rend pas compte que l’eau bout car elle chauffe tout doucement. Les gazages et violences pendant les manifestations sont devenus tellement récurrents que c’est comme si on se conditionnait presque à leur “normalité”. On est arrivé à un stade où l’on doit manifester pour filmer les policiers en action, et ce sont eux qui nous nassent et nous gazent, sans raison, à ce moment-là. Plus on demande l’égalité, la démocratie et la justice sociale, plus il faut faire face à une défense hyper-crispée du vieux monde qui ne veut pas que les choses changent. On n’en voit pas le bout, c’est très dur de garder l’espoir d’un changement.
Je souhaite qu’il y ait une vraie proposition à gauche, forte et crédible, qui s’organise rapidement. Des millions de Français·es portent en elles et eux des petites miettes d’espoirs qu’ils et elles ne savent pas où mettre. Quel scénario envisager pour l’élection présidentielle de 2022 ? J’espère que va sortir de terre un projet hyper enthousiasmant où tout ce désespoir et cette colère se canaliseront derrière quelqu’un. Si en plus cette personne pouvait être une femme, ce serait formidable…
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Une Alexandria Ocasio-Cortez française ?
Sauf que, malheureusement, en France, elle se prendrait un seau d’insultes racistes en permanence… AOC est trop cool pour les cools, elle ne serait pas forcément très acclamée ici. Imaginez une AOC française envoyée chez Pascal Praud… Mais dans sa témérité et son éloquence, Alexandria est extraordinaire, c’est toujours galvanisant de la regarder parler, elle irradie. Le fait qu’elle soit animée par la sincérité, ça marche.
Aux Etats-Unis, son origine ethnique a été perçue comme une force. En France, on a pour habitude d’entendre ce vieil adage selon lequel “on ne voit pas les couleurs”, la discrimination positive terrorise… Ce serait une tactique politique sous-jacente que de porter une femme non-blanche à la tête d’un parti, mais il ne faudra, pour autant, jamais que ce soit une question dans le débat public ou un quelconque argument. Ceci dit, il reste un peu moins de deux ans avec l’élection présidentielle, tout peut encore arriver !
Propos recueillis par Fanny Marlier
Culottées et Sacrées Sorcières (éd. Gallimard)
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