Alors que sort son Hyperspace coproduit par Pharrell Williams, on retrouve Beck en 1998 qui nous en disait long sur ses Mutations, beau disque de chansons simples et douces.
Aux Etats-Unis, il existe une tradition dominicale nommée home sale. A la faveur d’une matinée ensoleillée, chacun peut mettre à la vente au grand air ses petits secrets sans importance : la lampe à pétrole de mémé et le presse-purée en plastique orange, les vieux disques de Johnny Cash (Converters) ou d’Herb Alpert, la collection de timbres du Congo belge et les jouets cassés du petit dernier.
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Lorsqu’on l’a entendu pour la première fois, Beck concevait ses disques comme une home sale, proposant sur un petit bout de trottoir son patrimoine dérangé, son foutoir personnel. Au début, tout était simple, il n’avait pas grand-chose à vendre : des chansons cabossées sur trois accords folk ou punk. Mais au milieu du fourbi, il y avait Loser, le truc que tout le monde cherchait, qui s’est vendu à prix d’or et a donné à Beck les moyens d’étoffer son étal, de voir les choses en grand.
Depuis, il conçoit toujours ses disques comme une home sale, mais son bout de trottoir s’est allongé. On y trouve de l’essentiel et du futile. Du folk et du funk. Du braiment d’âne et de la sonnette de vélo. De la nudité et du travestissement. Du cousu main et du cousu de fil blanc. De l’enregistré sur magnéto 2-pistes et du remix à 1000 dollars le bpm. Un vrai souk, dont on n’a pas encore parcouru toutes les allées, mais dont on connaît les limites : la discographie de Beck ne sera jamais un magasin d’antiquités où ne se trouve que du respectable, du bien rangé, du bien poli, de la valeur sûre, de la musique de musée ou, au moins, de conservateur.
Ici, il n’y a rien à comprendre, mais tout à aimer. Du tout et son contraire. Du pareil au même. Beck enregistre des disques hétéroclites, qu’on écoute sans jugement de valeur autre qu’affective. De coups de génie en coups fumeux, tout ça aurait dû finir par lasser. Mais non. Du folk rugueux de One foot in the grave à la cocktail-music explosive d’Odelay, on aime tout Beck, mais on ne sait pas toujours pourquoi. Depuis cinq ans qu’on s’infuse ses chansons à haute dose, on ne sait plus qui est ce fluet fanfaron, qui sait tout faire un peu de travers : un caméléon mélancolique ou un fieffé filou ? On est dans le flou. Et Beck s’en fout.
“Créons nos propres mythes, vivons nos propres vies, arrêtons de croire à un âge d’or perdu et de nous y référer continuellement.”
La France, qui s’était entichée comme tout le monde du phénoménal Loser, n’a pas offert à Beck le succès commercial que son dernier album méritait. Ce qui permet au moins de rêver un peu, de garder ses distances et ses fantasmes. Car aux Etats-Unis, où Where it’s at, New pollution et Jack-ass ont propulsé Odelay et envoyé Loser aux oubliettes, Beck est énorme, une vraie star. La preuve : lors de ses journées d’interviews dans son fief de Los Angeles, il est toujours suivi d’une maquilleuse et d’une costumière (qui dispose d’un très bel assortiment de sous-pulls à col roulé et de pantalons en Tergal), et peut se permettre d’annuler au dernier moment soixante minutes d’interview, alors qu’on avait environ soixante mille questions à lui poser. Raison officielle : Beck est malade, il fait une allergie. Quand on le rencontre le lendemain, le diagnostic est confirmé : Beck doit être allergique aux obligations promotionnelles. Il en joue sans s’amuser, traîne des pieds et de la voix, ne cadre pas tellement avec l’image qu’on s’en est fait.
Dernièrement déjà, Beck brouillait les pistes : en se faisant remixer par le balourd d’Oasis, en déclarant sans rire être fan d’Air genre de détails qui ont pu fâcher ceux qui l’ont trop admiré par le vieux bout de la lorgnette. Mais si Beck joue avec son image, c’est peut-être pour éviter de se faire figer le portrait. S’il est parfois déroutant, c’est parce qu’il ne fait rien comme les autres. La plupart des « grands songwriters de la nouvelle génération », présentés comme le futur de la pop-music, savent ce qu’ils vont faire demain : comme hier. Comme papa. Comme Paul et John, Brian ou Leonard. Ils veulent bien faire. C’est honorable, rassurant, facile à comprendre.
Mais Beck ne sait pas ce qu’il veut faire quand il sera grand. D’ailleurs, il est déjà grand mais l’est devenu par hasard lorsque, il y a cinq ans, quelques radios et une maison de disques ont sorti le single Loser du comté de Los Angeles pour en faire l’hymne mondial que l’on sait. Beck assume, mais il n’a pas voulu ça. Dans la musique, l’aboutissement l’intéresse moins que le cheminement. Il veut faire autrement. Plutôt que de s’installer dans un créneau précis, il exprime tout et n’importe quoi dans n’importe quel format. Il se cherche et se trouve bien partout.
A l’époque de Loser, on pouvait dire de lui qu’il était au bon endroit au bon moment. Mais quel endroit ? Quel moment ? Beck est le fruit de son éducation. A Los Angeles, il a été élevé par une fille-mère (« Elle avait 18 ans quand je suis né, elle devait vivre sa vie et m’a laissé vivre la mienne ») et dans le giron épisodique d’un grand-père artiste plasticien connu, Al Hansen. Devant la maison familiale, des Mexicains s’arrêtaient parfois pour jouer de la musique traditionnelle et vider des caisses de bière.
Beck est le fruit de son environnement, d’une ville immense, labyrinthique et excentrée, également connue pour sa scène punk, son hip-hop ou sa musique mariachi. Beck est un type qui entre là où il voit de la lumière. Une éponge, un documentariste, une pellicule ultrasensible qui se contente d’absorber ce qui passe, laissant aux forts en thème le soin de juger ou d’entrer dans l’histoire.
Quand on cherche ce qui inspire sa musique, on découvre toujours la même chose : la musique elle-même. Humblement, il a besoin d’elle. Beck est le fruit de son époque, de l’édition et de la réédition de la musique en CD, qui permet d’abolir l’espace-temps dans les rayons des disquaires. Ses disques sont le reflet fidèle d’une réalité complexe. Ainsi, il y a autant de Beck que de courants musicaux, de souvenirs dans sa tête, de moments de vie, d’auditeurs.
Il y a le Beck de l’album Odelay, qu’on sort avec la bouteille de Martini et les cacahuètes. Celui de Mellow gold, qu’on sort quand on a vidé toutes les bouteilles. Celui de Harvestfield in the moonlight ou Stereopathetic soulmanure, qu’on sort en se fracassant les bouteilles vides sur la tête. Celui de One foot in the grave, qu’on sort en même temps que Lightnin’ Hopkins ou Billie Holiday, comme une liqueur hors d’âge à siffler quand on est seul et qu’on a besoin de réconfort.
Aujourd’hui, il y a celui de Mutations, qu’on peut sortir quand on rentre chez soi. Ou en soi. Un disque qui donne envie de s’alounger un moment, de se reposer un peu, de regarder les mouches voler. Après avoir trimballé le minstrel-show groovy d’Odelay pendant plus de deux ans sur les routes du monde, Beck a ressenti le besoin de s’arrêter un peu. Bien. Musicalement, ce disque doux et tranquille de country-pop psychédélico-baroque envapée (avec des petits bouts de samba et un nouveau braiment d’âne dedans) permet à Beck de renouer avec le tempo et l’écriture de One foot in the grave à ces égards, son meilleur album.
Fondamentalement, Mutations est un disque de retour aux sources, de simples chansons avec de la pulpe pop (les arrangements sont d’une élégance folle) autour du noyau folk (on évitera de parler de noyau dur, disons plutôt que Mutations est doux comme un noyau). Un disque d’introspection légère, d’hédoniste asthénique, pas dupe, pris d’un certain désabusement (soit à la fois désabusé et amusé). Sur Static, un oreiller de plumes dans la tête et un édredon dans la bouche, il chante : « C’est un jour idéal pour s’enfermer à l’intérieur. » Mais pas tout seul. Car la vraie raison qui l’a poussé à enregistrer ce disque homéopathique et domestique, on la trouvera dans son entourage proche : une fée du logis jolie, une petite libellule brune qui ressemble à Beck au féminin et ne le quitte pas d’une semelle. Désolé les filles, mais Beck est amoureux.
Beck J’ai fait ce nouveau disque pour mon amie. Elle aime bien mes anciens albums, mais elle ne les écoute jamais parce qu’elle trouve qu’ils manquent d’homogénéité. Mes albums précédents sont bruyants, ils partent dans tous les sens. Je voulais donc faire un disque plus fluide, qu’elle puisse écouter, qui lui plaise et reflète ce qu’elle représente dans ma vie.
Trois mois avant sa sortie, ta maison de disques avait déjà présenté Mutations comme un album « non officiel » de « space age folk-rock ». Ce besoin de cataloguer les choses ne cadre pas avec ta liberté de jeu. Quel est l’intérêt de ce genre d’effet d’annonce pour ta musique ?
Je ne sais pas où ils sont allés chercher ça. « Space age » est devenu un tel cliché que ça ne veut plus rien dire. Je ne saurais pas dire comment est ce disque. Si je devais le définir, je dirais que c’est un disque fait pour des amis avec qui on se sent bien, avec qui il n’y a pas de rapports de force, qu’on n’a pas besoin d’épater. Je me sens encore capable de faire de la musique extrême ou stupide, mais j’ai toujours voulu faire le genre de musique qu’on entend sur Mutations : une musique sentimentale, personnelle, émotionnelle, sincère, qui ne manipule pas l’auditeur.
Quant au côté « non officiel », je me fous de savoir sur quel label sortent mes disques, ça n’a aucune influence sur la musique, je n’écris pas mes chansons en fonction du label. Depuis cinq ans, je devais un album au petit label Bongload. Quand je suis entré en studio, c’était pour faire celui-là. Quand le disque a été prêt à être livré, Geffen a décidé qu’ils l’aimaient et ils l’ont racheté à Bongload.
Une des choses les plus incongrues dans ta discographie, c’est ce remix de Devils haircut par Noel Gallagher.
Il a fait ce remix sans que je sois au courant, on m’en a envoyé une copie, j’ai été mis devant le fait accompli. J’étais très surpris, je ne savais pas que Noel Gallagher était fan de ma musique. L’idée de sortir ce titre plaisait à la maison de disques. Je contrôle le plus de choses possible, mais pas tout. En général, c’est moi qui choisis les remixers parmi des gens que je connais et que j’aime, comme Aphex Twin.
Quand on t’a découvert, tu donnais l’image d’un type tranquille, à l’écart. Le succès mondial de Mellow gold et Odelay a-t-il changé beaucoup de choses ? On sent qu’il y a beaucoup d’agitation autour de toi.
Je n’ai pas touché à ma guitare depuis quinze jours et ça me déplaît : j’ai toujours autre chose à faire, des obligations à remplir. Je fais ce qu’on me dit de faire et je vais me coucher. J’ai mis deux semaines à enregistrer Mutations et j’en suis à six semaines de promo. Je n’avais pas vraiment besoin de plus de temps pour l’album, il est sorti facilement. Mais j’aimerais être plus productif. Il y a tant de sollicitations : faire les vidéos, les tournées, les interviews, aller à des fêtes… La musique est presque secondaire. Les gens avec qui je travaille, management et tout ça, m’appellent tous les jours et me donnent la liste des choses à faire.
“Tous les jours, je rêve de m’installer en France”
Mais personne ne m’appelle jamais pour me dire d’écrire des chansons. Quand j’ai un moment de libre, j’essaie de m’y mettre. Le problème est que toutes ces choses périphériques m’intéressent à un moment ou un autre. Ce sont des distractions. Et quand j’en ai assez, je retourne vers ce qui m’intéresse le plus : faire de la musique. En général, je compose pendant les vacances, quand les gens prennent leurs congés et arrêtent de m’appeler.
Ça me laisse l’esprit tranquille pour travailler. Mais je sais qu’un jour, j’en aurai vraiment assez. Tous les jours, je rêve de m’installer en France. Avec ma copine, on a vraiment envie d’aller vivre dans le sud de la France. La vie me conviendrait sans doute plus que le mode de vie américain, que je n’ai jamais aimé. Dans une paire d’années, je compte sérieusement déménager pour m’éloigner du business, me donner les moyens d’avoir un espace protégé, qui laisse une plus grande place à la créativité, qui me laisse plus libre de mon temps.
Dans quelles conditions as-tu composé les titres de Mutations ?
Certaines de ces chansons sont vieilles de quatre ans. Je les avais de côté. J’y revenais de temps en temps, j’ajoutais une petite touche puis je les ai oubliées pendant un an. A l’origine, j’ai écrit Sing it again pour Johnny Cash, avec qui j’avais fait quelques concerts. Il y a trois ans, on m’a appelé pour me dire qu’il cherchait des compositions pour son nouvel album. J’ai écrit cette chanson pour lui, puis j’ai trouvé qu’elle n’était pas à la hauteur et je l’ai mise de côté. Quand j’ai fouillé dans mes titres pour Mutations, j’ai joué celle-là à ma copine, qui l’a trouvée très bien. Une chanson peut devenir bonne avec le temps, elle se construit parfois lentement, elle doit mûrir avant d’être satisfaisante.
L’album est très éloigné de tes dernières apparitions sur scène, très ludiques.
Nous avons tourné pendant deux ans et demi à l’époque d’Odelay. Deux semaines sur la route, c’est déjà long pour moi. Nos concerts étaient plutôt agressifs, j’avais donc besoin de faire quelque chose de beaucoup plus tranquille, de simples chansons accompagnées par une guitare acoustique ou un clavecin. Sans doute que si j’avais fait deux ans et demi de tournée pour Mutations au lieu d’Odelay, j’aurais fait aujourd’hui un disque de death-metal. J’ai besoin de cet équilibre, de contrebalancer les choses.
Chaque disque est une réponse au précédent. Chaque disque a l’air définitif, comme un portrait figé pour l’éternité. Et le suivant vient dire « oui, mais » : il reprend tout depuis le départ. J’ai fait Loser quand j’avais 21 ans et j’en ai maintenant 28. Chaque disque, chaque chanson est comme un instantané du moment. Je suis fier de Loser, parce que ça me rappelle cette époque où tout commençait. Ce que j’en ai gardé, c’est le sens de l’humour. Pour le reste, j’ai changé. Comme tout le monde, je suis inconstant.
Pourquoi as-tu titré ce nouvel album Mutations, alors qu’il est plus classique, moins expérimental que tes deux albums précédents ?
Ces chansons sont dans une tradition country-folk, basiquement très simples. Mais mutantes. On a entendu tellement de musique country-western, de chanteurs à la voix nasillarde qu’on ne peut pas refaire la même chose, retourner vers cette pureté. Pourtant, je ne peux pas m’empêcher d’être sous l’influence de cette tradition. Toute la musique est une question de mutation, depuis la rencontre du blues et des ballades folk qui a donné le hillbilly, qui a donné la country, et ainsi de suite : ça a toujours évolué comme ça.
Pour moi et certains autres, disons les gens de ma génération, la culture est un patchwork disparate. Nous sommes le résultat de tellement d’éléments, ce que nous faisons contient tellement d’ingrédients que nous n’aurons jamais la simplicité, la pureté du folk. Je crois que c’est positif. Même quand je joue des chansons très pures musicalement, elles parlent de junk-food ou de sujets actuels. Il y a toujours une mutation.
Pourtant, cette mutation n’est pas inéluctable. Tu es peut-être le seul de ta génération à pouvoir jouer du country-blues sans que ça sonne comme un hommage passéiste.
Quand j’ai commencé à jouer cette musique à la fin des années 80, personne n’en voulait. Les premières fois que j’ai fait des concerts folk, les gens se demandaient ce que je fabriquais, ils pensaient que c’était une blague. Pour eux, le blues était la musique de fond des publicités Budweiser. Depuis, nous avons redécouvert la profondeur du blues ou de la country. Les années 90 ont été une bonne période pour cette musique roots, il y a eu un revival grâce à des gens comme Palace. Mais il y a une différence entre l’académisme, la recherche d’une pureté musicale à des fins de préservation et la quête d’un esprit au-delà du style musical, de la forme technique.
Quand j’avais 17 ans, je voulais jouer exactement comme Leadbelly. J’écoutais ses disques et j’essayais de reproduire sa musique à la note près. C’était mon unique but. Au bout d’un moment, j’ai pu jouer comme Leadbelly, mais pourtant ça ne sonnait pas vraiment comme Leadbelly, tout simplement parce que ce n’était pas lui qui jouait. L’interprète vient avec sa vie, son expérience, son époque, son discours et c’est très bien comme ça. Il n’est pas question de reproduire à la note près le répertoire de Leadbelly, mais de tirer quelque chose d’une passion, de créer à partir de son impact. Ce qui est beaucoup plus difficile.
Le country-blues est moins explicite dans ta musique qu’il y a quatre ans. T’intéresses-tu toujours à cette musique ?
Je viens de là, mais je ne me limite pas à ça. J’écoute autant Stravinski que Mississippi John Hurt. Il y a une place et un moment pour tout. Il y a énormément de musique actuelle qui me satisfait. Je respecte la musique du passé, mais j’aime vivre ici et maintenant, je n’ai jamais eu une vision romantique du country-blues. Quand j’ai commencé à m’y intéresser, c’était pour les mélodies, les histoires, l’humour, la puissance émotionnelle. Pas parce que les musiciens vivaient dans des cabanes et avaient un quotidien difficile. Le labeur, la souffrance et la pauvreté ne me font pas fantasmer.
La mythologie est une vue simplifiée de la réalité. Je pense que si les grands musiciens du delta-blues vivaient aujourd’hui, ils utiliseraient des boîtes à rythmes, ils rouleraient en Cadillac, ils préféreraient jouer au House Of Blues (une pseudo-reconstitution de juke-joint chic et toc de Los Angeles), avec une bonne sono et une loge propre, plutôt que dans des bouis-bouis. Je ne suis ni musicologue ni historien, je pense que les enregistrements sont ce qu’il y a de plus important, et qu’on n’est pas obligé de souffrir pour être un chanteur.
La pop, que tu abordes aujourd’hui, génère aussi beaucoup de conservatisme. Quand un nouveau songwriter apparaît, il est presque toujours jugé par rapport aux Beatles ou aux Beach Boys.
Il y a toujours eu des gens pour dire : le meilleur est derrière nous, plus rien de bien ne peut être fait, c’est la faillite culturelle. Mais moi, j’appartiens à une époque et j’ai envie de foncer, de la connaître parfaitement. Créons nos propres mythes, vivons nos propres vies, arrêtons de croire à un âge d’or perdu et de nous y référer continuellement. Il y a un héritage, mais nous devons l’aborder depuis notre époque. Le monde actuel m’intéresse. En ce moment, je travaille sur mon prochain album, qui sera beaucoup plus bruyant et électronique. Je suis branché sur la musique électronique, je cherche comment l’aborder différemment.
“C’est plus facile de vendre une compilation intitulée Les Tubes des années 60 plutôt que Bonnes chansons”
La musique est comme une sonde branchée sur le futur. Elle révèle des choses, elle nous connecte, nous permet de voir plus loin. Je pense que la musique des soixante ou soixante-dix dernières années appartient à la même sphère. Je ne raisonne pas en termes de décennies qui se succèdent et se chassent l’une après l’autre. Je pense que Bessie Smith nous est contemporaine, Coltrane aussi. Je ne suis pas sensible à la notion de « rétro » ; pour moi, toutes ces musiques sont contemporaines. Nous vivons dans le même monde, avec les mêmes règles musicales que les Beatles, Frank Sinatra ou Billie Holiday.
Mais comme nous vivons dans l’ère du marketing, il y a toutes ces notions d’époque dans la musique. C’est plus facile de vendre une compilation intitulée « Les Tubes des années 60 » qu’un disque intitulé « Bonnes chansons », où il pourrait y avoir un titre de Billie Holiday, un titre de T. Rex, un titre de Blind Willie Johnson. En théorie, dans un monde musical idéal, toutes les musiques seraient sur le même plan, mais les gens qui vendent la musique ont besoin d’organiser tout ça. Nous pâtissons de ce système, notre perception de ce qu’est vraiment la musique est faussée.
Un auditeur peut aimer des choses très variées, mais un chanteur a forcément un style de prédilection, des préférences. Comment peux-tu être éclectique à ce point ?
Tout le monde les gens qui achètent mes disques comme ceux de la maison de disques attend que je fasse ce que j’ai déjà fait et qui a marché. Je pourrais me dire la même chose : devenir musicien demande beaucoup de temps et de travail, je pourrais donc me reposer un peu en vivant sur un acquis. Ce serait plus facile. Mais l’exploration m’excite. La musique est comme un langage et les styles musicaux sont comme les mots. Les gens qui connaissent peu de mots ont un discours limité. Mais quand on apprend des mots et qu’on apprend à les combiner, on peut exprimer des choses personnelles et dynamiques. Certains styles musicaux expriment certaines choses spécifiques. En les combinant, on exprime plus de choses, des choses plus subtiles, plus humaines.
A la limite, j’essaie de faire de la musique que je n’aime pas, qui me pose un problème. Des chansons comme Loser ou New Pollution en font partie. Je me demande vraiment pourquoi je les ai faites, je ne les aime pas. Ces chansons qui m’embarrassent, dont j’ai presque honte, représentent quand même quelque chose de moi, elles reflètent une tendance de ma personnalité que je cherche à comprendre. C’est comme un acteur qui joue un méchant : il n’est pas forcément méchant, mais il le fait parce qu’il y a quelque chose à en tirer, pour apprendre quelque chose sur lui-même. On devient honnête en testant sa malhonnêteté. Quand je fais une chanson qui ne me plaît pas, je sais que je suis sur la bonne voie.
N’as-tu pas peur de décontenancer ton public ? Comment peut-il comprendre cette dimension de ton travail ?
Peut-être que ça donne au public une image fausse de moi, parce qu’il a seulement cette partie visible, les tubes, pour se faire une idée de qui je suis. Mais ça fait partie du jeu. De toute façon, personne ne sait qui je suis, moi-même j’en suis à chercher. Plus je cherche à me connaître, moins j’ai l’impression de me connaître. Ce n’est pas grave. Dans ce genre de recherche, les questions sont plus importantes que les réponses. On veut connaître le début, le milieu et la fin de cette histoire qu’est la vie. Et puis on se rend compte que la fin rejoint le début, que le serpent se mord la queue. Le plus important est de savoir comment on va aborder l’absurdité de tout ça pour sauver sa peau au quotidien.
Mutations est plus homogène que tes albums précédents. Dirais-tu qu’il est plus honnête, plus proche de toi ?
Je crois que tout ce que j’ai fait était honnête. Le fait de jouer une musique plus traditionnelle, d’écrire des paroles plus sérieuses ne veut pas dire que c’est plus honnête. Je peux être complètement débile et très sincère, aborder le ridicule comme j’aborde des choses plus sérieuses. Le seul moment où je me sens malhonnête, c’est quand je fais une chanson trop propre, trop structurée, trop parfaite. Parce ce que ça ne me ressemble pas. C’est facile de faire de la musique correcte, écoutable, professionnelle.
Mon vrai défi n’est pas de m’améliorer, mais d’arriver à me contenter moi-même, d’explorer mes capacités en me sentant toujours viscéralement connecté à ma musique. Le monde est un tel chaos que j’aurai toujours quelque chose à en dire, des raisons de m’inquiéter et d’en faire des chansons. Quand on a une voiture, on est parfois obligé d’aller faire le plein. En tant que songwriter, mon inquiétude n’est pas de tomber en panne sèche, mais de trouver le bon endroit où faire le plein. La musique ne m’épuise pas, elle me nourrit.
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