L’écrivain revient sur cette année pas comme les autres, entre l’angoisse collective du confinement et le succès fracassant de “Yoga”, le livre événement de la rentrée dans lequel il affronte ses “démons” et nous parle des nôtres.
Quels sont les événements qui t’ont marqué cette année et pourquoi ?
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Emmanuel Carrère — Les mêmes que tout le monde, c’est d’ailleurs ce qu’il y a de plus remarquable avec ces événements : ils ont été vécus par tout le monde. C’est sans précédent, une expérience à ce point commune et universelle. Maintenant, ce à quoi je pense quand on parle de ces “événements”, c’est moins la pandémie que le confinement.
Si cette année était un chapitre de ton prochain livre, sur quoi porterait-il ? Est-ce qu’il y a une image, un geste, une scène, un mot que tu retiendras ?
Je ne sais pas sur combien de bureaux d’ordinateurs ont été ouverts, en mars dernier, des fichiers appelés “journal de confinement”. Je ne sais pas non plus combien de ces journaux finiront par voir le jour. Les éditeurs sont très méfiants, beaucoup se sont juré de n’en publier aucun. Mais, forcément, à un moment ou à un autre, il y en aura d’intéressants qui feront surface. D’une façon générale, je me demande quelles vont être les retombées artistiques de cette espèce de dystopie effarante dans laquelle nous nous sommes retrouvés. Quels romans vont en sortir, quels films, quelles séries.
Pour ce qui me concerne, je n’ai pas tenu à proprement parler de journal de confinement, mais je suis engagé depuis pas mal de temps dans un projet au long cours qui est une sorte de récit documentaire sur mon quartier, le faubourg Saint-Denis, dans le Xe arrondissement de Paris. Alors, forcément, j’ai beaucoup pris de notes sur le faubourg Saint-Denis confiné. C’est un endroit assez particulier, où vont et viennent beaucoup de gens qui n’habitent nulle part, qui marchent en parlant tout seuls, en poussant des Caddie avec toutes leurs affaires.
On leur a dit “restez chez vous”, mais ils n’ont pas de chez-eux, alors ils errent dans la rue. Habituellement, ils sont dilués dans la foule, mais pendant le premier confinement, il n’y avait plus qu’eux. Une image, ce sont les petits dealers congolais, très nombreux d’ordinaire et qui étaient encore très nombreux, mais seuls, tenant seuls les murs et attendant seuls le chaland, qui était rare : je n’ai jamais vu un cas d’offre excédant à ce point la demande.
Qu’as-tu pensé des deux confinements ?
J’ai souvent pensé, pendant le premier confinement, qu’il se passait quelque chose d’une importance historique gigantesque, du genre qui coupe en deux l’histoire de l’humanité. Ensuite, j’ai pas mal relativisé. Le second confinement, en dehors de ses conséquences économiques, sociales, politiques dont nous savons tous qu’elles vont être cruelles, c’est un peu la phrase de Marx sur l’Histoire qui se répète : la tragédie qui revient, mais sous forme de farce…
J’ai essayé de croire à la thèse optimiste selon laquelle les crises sont créatrices et on va se recentrer sur l’essentiel : je n’y arrive pas. Je suis plutôt pessimiste comme type, alors ce qui me tient lieu d’hypothèse optimiste ce serait le retour au business as usual, et si tu me demandes ce que je crois, en fait, le plus plausible, c’est que cette année-là n’est qu’une bande-annonce et qu’il arrive bien pire derrière.
>> A lire aussi : notre chronique de Yoga
Comment as-tu vécu la sortie de Yoga ?
Ma foi bien. On dit parfois que le succès est un malentendu, à tort ou à raison je n’ai pas eu cette impression. J’ai eu l’impression que ce que les gens avaient lu ressemblait à ce que j’avais écrit.
Comment as-tu vécu la prise de parole d’Hélène Devynck, ton ex-femme, qui a souhaité s’exprimer contre Yoga et toi dans la presse, et son désir de ne plus être “écrite” par toi ?
Je l’ai trouvée injuste. Je crois qu’un écrivain a le droit de dire tout ce qu’il veut sur lui-même, mais pas sur les autres. Je ne crois pas que les exigences de la création le dispensent d’obéir à la morale commune. Mais il ne s’est passé rien de tel entre nous. Il s’est même passé exactement le contraire. Hélène se déclarait heureuse d’apparaître dans mes livres quand nous étions mariés. Une fois que nous avons divorcé, elle a exigé de disparaître de Yoga et j’ai respecté cette exigence. Je ne l’ai pas respectée de gaieté de cœur, mais je l’ai respectée.
Elle était le personnage principal de ma vie durant les années que ce livre raconte et elle n’y figure pas. Si, une fois, une seule fois : son prénom apparaît dans une citation de mon roman D’autres vies que la mienne, et ça, la tête sur le billot, j’en revendique le droit. J’accepte à la rigueur qu’on m’interdise d’écrire quelque chose, mais pas qu’on m’interdise de l’avoir écrit.
“Je m’aperçois que l’irremplaçable magie de la salle obscure me manque”
A cette exception près, il a fallu que je me débrouille avec l’absence d’Hélène, une contrainte presque aussi draconienne que la disparition de la lettre “e” chez Perec, et je ne sais toujours pas si cela abîme le livre ou si cette omission étrange est une façon convaincante de dire la fin d’un amour. Je préfère évidemment la seconde hypothèse.
Qu’as-tu pensé des réactions de la presse à cet égard ?
Bon, ce n’est pas une affaire d’Etat. Cette histoire de l’autofiction et de l’auteur qui vampirise ses personnages, c’est un peu comme les prix littéraires : un marronnier de l’automne. D’autres années, c’est Christine Angot et Edouard Louis, cette année c’est Raphaël Enthoven et moi. En ce qui me concerne, il est simplement surprenant que cette non-affaire absolue ait eu tant d’écho – jusque dans le New York Times, alors que le livre n’est pas encore paru aux Etats-Unis.
Tout ce que les journalistes ont à se mettre sous la dent, c’est que mon ex-femme m’en veut : c’est maigre. Mais je suis reconnaissant à ceux, pas si nombreux, qui ont eu l’honnêteté de préciser : d’accord, c’est bien possible que Carrère soit un malade mental doublé d’un sale type, mais on ne peut quand même pas l’accuser de maltraiter son ex-femme dans son livre puisque, tout simplement, elle n’y est pas.
Un vœu pour 2021 ?
Le vaccin, le recul du terrorisme, la paix dans le monde… Et une chose plus frivole : qu’on puisse retourner au cinéma. Je croyais que ça me suffisait, de voir des films sur ma télé ou même sur mon ordinateur, j’écoutais avec ironie les discours sur l’irremplaçable magie de la salle obscure, et maintenant je m’aperçois que ça me manque. Autant que le café au café, le matin.
Yoga (P.O.L), dernier livre paru
{"type":"Banniere-Basse"}