Diffusé dimanche dernier, l’épisode 6 de Watchmen s’impose comme le sommet d’une série hors-norme, et en tout point vertigineuse. En réinventant l’origine d’un personnage secondaire du comics, et le passé d’une Amérique (à peine) alternative, Damon Lindelof livre une réflexion puissante sur les tensions raciales fondatrices d’un pays rongé par ses contradictions.
[Cet article comporte des révélations sur l’épisode 6 de la série Watchmen]
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Dans une interview de 2017 accordée au journal brésilien Folha de Sao Paulo, Alan Moore, créateur démiurgique de la bande-dessinée Watchmen, jetait un pavé dans la mare en questionnant à sa manière l’origine des super-héros et leur impact dans la culture populaire : « Mis à part quelques personnages non blancs (et quelques créateurs non blancs), ces personnages et bandes-dessinées emblématiques restent des fantasmes suprémacistes de la race blanche. Je pense même qu’on peut voir en Naissance d’une Nation le premier film de super-héros américain, et le point d’origine de tous ces capes et masques. » Le film muet de D.W. Griffith, sorti en 1915 et considéré comme le pilier du cinéma spectaculaire américain, retraçait (cinquante ans après son terme) les grands jalons de la guerre de Sécession en privilégiant un point de vue sudiste et révisionniste. Salué pour ses techniques cinématographiques révolutionnaires, il fut surtout l’objet de scandales, notamment pour son discours raciste nauséabond (les Noirs y apparaissent heureux de leur condition d’esclave) et son apologie du Ku Klux Klan (dont les membres sont présentés comme de valeureux justiciers masqués).
Une relecture déconstructiviste de l’histoire américaine
Il n’est pas impossible que Damon Lindelof, showrunner de la série, ait eu en tête les paroles de Moore au moment de s’attaquer à sa vision labyrinthique et tortueuse de la bande-dessinée culte. Le premier épisode s’ouvrait sur la cavale d’un jeune garçon noir échappant aux émeutes raciales de Tulsa en 1921 – épisode peu connu mais traumatique de l’histoire américaine, ayant vu une foule de Blancs massacrer la communauté noire d’un quartier afro-américain. Le sixième épisode de la série, diffusé dimanche dernier sur HBO, donne tout son sens à cette séquence inaugurale, et livre l’enjeu séminal (mais longuement souterrain) du projet de Lindelof : une relecture déconstructiviste de l’histoire américaine, et de ses mythes fondateurs contrefaits, à travers la réhabilitation de ses figures oppressées. Point culminant d’une saison prodigieusement dense, et tour de force autant formel que théorique, Cet être extraordinaire détisse méticuleusement le background du comics original, pour mieux en saisir le substrat. Un coup de maître qui fera date dans l’histoire de la série.
Précédemment dans Watchmen
A la fin de l’épisode 5, Angela (aka Sister Night) avalait dans un geste désespéré une dose létale de Nostalgia, ces pilules controversées permettant d’encapsuler les souvenirs d’une personne, pour les revivre une fois ingérées. C’est donc la mémoire de son grand-père, l’énigmatique Will Reeves (qu’on découvrait être l’orphelin du prologue dans un épisode précédent), qu’Angela va explorer dans une expérience psychédélique et extralucide, une « excursion psychique » aux confins du réel, figurée en un long flash-black (au noir et blanc classieux, mais avec des objets en couleurs) tout au long des 58 minutes de cet épisode renversant.
A travers les yeux d’Angela, sous l’emprise de la Nostalgia, nous plongeons dans les souvenirs de Will Reeves, et remontons le temps. Nous voilà en 1938, à la cérémonie de remise de diplômes de la police de New York, où le jeune Will s’apprête à recevoir sa distinction. Mais l’officier blanc chargé de le décorer refuse d’épingler le badge sur son uniforme, laissant la tâche à un collègue noir. Ce dernier, impassible, s’exécute et murmure un avertissement cryptique à l’oreille de Will : « prends garde aux cyclopes ». Les cyclopes, Will le découvre bien vite, sont un groupe de suprémacistes blancs – membres du Ku Klux Klan – opérant insidieusement au sein de la police de New York. Un syndicat du crime raciste tentaculaire qui enraye la quête de justice de Will, devenu l’un des premiers policiers noirs du NYPD.
Le premier super-héros de l’histoire des Etats-Unis est black et bisexuel
Un soir, alors qu’il rentre chez lui, Will est pris en embuscade par trois de ces cyclopes, qui le lynchent, lui mettent une cagoule sur le visage, et le pendent à un arbre. Ils coupent la corde au dernier moment, en guise d’avertissement, et laissent Will tétanisé, tremblant au sol, le visage ensanglanté, et le corps parcouru de spasmes. 17 ans après avoir échappé à l’émeute raciale la plus violente de l’histoire des Etats-Unis, qui a vu la mort de ses parents et le massacre de sa communauté, Will est victime d’un abominable lynchage raciste, commis en toute impunité par ses collègues policiers.
Le même soir, alors qu’il arpente les rues de New York comme un fantôme, la corde de sa pendaison avortée toujours au cou, il surprend un groupe de malfrats s’attaquer à un couple sans défense pour les dépouiller. Will enfile sa cagoule, et, le visage masqué, règle leur compte aux malfaiteurs. En couvrant son visage (et sa couleur de peau), Will devient Hooded Justice – le Justicier masqué -, le premier super-héros de l’histoire des Etats-Unis.
Origin story
Cet être extraordinaire s’envisage donc comme l’origin story du premier vengeur masqué, celui par lequel tout a commencé. Dans le comics de Moore, Hooded Justice, avec son physique imposant, sa cape rouge, sa cagoule violette et son cou cerclé d’une corde de pendu, est présenté comme le héros séminal, celui qui a poussé les autres à passer à l’action. C’est grâce à lui que Capitaine Metropolis fonde les Minutemen, la première brigade de super-héros dont les fameux Watchmen seront la relève. Mais à l’inverse de ses collègues, l’identité de Hooded Justice ne sera jamais révélée, pas plus que sa back story, laissant aux exégètes mooriens le soin de conjecturer sur son origine. Un mystère savamment entretenu par l’auteur, qui fera de Hooded Justice le point névralgique de nombreuses questions, et d’autant de fan theories.
En faisant du super-héros américain originel un Noir oppressé, rescapé d’une émeute raciale traumatique dans un pays rongé par la ségrégation, Damon Lindelof renverse les codes établis et redéfinit l’origine même du super-héroïsme. Le justicier masqué n’est plus le garant des valeurs de l’Amérique, mais le dépositaire de ses injustices fondatrices, et le pourfendeur de ses démons intérieurs (racisme et homophobie). Son masque ne préserve pas simplement son anonymat, il dissimule aussi sa race. Son costume n’est pas simplement un costume, il est le symbole clandestin de ses oppressions, et à travers elles, de celles de tous les Noirs d’Amérique. Dans une scène tétanisante, on voit Will se farder le contour des yeux de maquillage blanc, pour que les trous dans son masque ne dissimulent pas sa couleur de peau.
Fan theory
Toute l’architecture de la saison, et sa thématique centrale, a été pensée autour de la révélation de l’identité de Hooded Justice, comme l’explique Lindelof dans une interview accordée à Collider : « Ce fut l’une de mes premières idées. Hooded Justice m’obsédait car c’était ce grand mystère laissé sans réponse dans les Watchmen originaux, auquel Alan Moore n’a jamais voulu répondre. Donc j’ai commencé à m’attaquer à ce gros morceau en me demandant qui était Hooded Justice. Mais ce faisant, je devais répondre à d’autres questions : pourquoi cachait-il son identité ? Pourquoi son identité nous a-t-elle été dissimulée et pas celles des autres Minutemen ? Tous les Minutemen s’appelaient par leurs prénoms, pourquoi personne n’appelait Hooded Justice par son prénom ? Pourquoi personne ne savait qui il était vraiment ? Je voulais répondre à ces questions de manière satisfaisante.«
La réponse qu’apporte le showrunner deviendra dès lors le sujet central d’une saison à infusion lente, qui aura livré patiemment ses enjeux avant de faire de ce sixième épisode le révélateur de son intention infuse : « Hooded Justice devait être Afro-Américain, poursuit Lindelof dans son interview, il devait cacher son identité parce que vous ne pouviez pas être un super-héros noir dans l’Amérique des années 1940. Il aurait littéralement été assassiné si son identité avait été révélée. Cette idée m’a terrifié, mais je n’ai pu me l’enlever de la tête. Et toute la saison a été consacrée à la façon de raconter cette histoire de la manière la plus authentique possible. » En investissant une zone d’ombre de Watchmen – un détail circonscrit aux annexes du comics original – pour en faire le moteur d’une série qui ausculte l’histoire américaine à l’aune de ses tensions raciales, Lindelof hisse la fan theory au rang d’art, et transmute l’adaptation d’un comics culte en une réflexion sidérante sur le white washing et l’appropriation culturelle, paradoxalement plus conforme au matériau d’origine qu’aucune autre adaptation littérale, rivée à une transposition purement cosmétique de la bande-dessinée. Zack Snyder, si tu nous entends…
Naissance d’une Nation
Dans la suite de l’épisode, Will, devenu Hooded Justice, rejoint les rangs des Minutemen sur invitation de Capitaine Metropolis, avec qui il entretient une relation amoureuse. Devenus des héros médiatisés, faisant couler de l’encre et vendre du papier, la ligue de justiciers oublie ses prérogatives, et lorsque Will enjoint Capitaine Metropolis à mener une action groupée contre les cyclopes, ce dernier se montre évasif. Dans une interview où tous les Minutemen posent devant les photographes, stars masquées d’une Amérique en quête de mythes, un journaliste demande à Hooded Justice quels crimes il compte combattre. Alors qu’il est sur le point de révéler l’existence d’une vaste conspiration raciste qui gangrène insidieusement la ville, Capitaine Metropolis lui coupe la parole et répond qu’ils sont sur la piste d’un baron de la pègre, Molloch le Magnifique, vilain autrement moins sulfureux (et plus médiatique) qu’un groupe de suprémacistes blancs dans l’Amérique massivement raciste des années 1940. C’est seul que Hooded Justice devra s’occuper des cyclopes, dont il découvre qu’ils mettent au point une technologie de contrôle mental terrifiante, poussant les Noirs à se retourner les uns contre les autres sous l’effet d’une hypnose de masse.
C’est là toute la tragédie de Hooded Justice. Alors que les autres Minutemen, et les Watchmen après eux, deviendront des personnalités publiques, publicités contrefaites d’une Amérique fringante et conquérante, lui restera anonyme, et son combat dévoyé. Le premier super-héros des Etats-Unis était un Noir, portant un masque pour dissimuler sa couleur de peau, qui protégeait les minorités des injustices d’un système profondément vicié. Ses successeurs deviendront les marionnettes de ce même système, et le visage triomphant d’une Amérique sclérosée, rongée par ses propres morsures. Cet être extraordinaire n’est ni plus ni moins que l’histoire oubliée d’une appropriation culturelle masquée.
Modèle de retroactive continuity, ou retcon – concept anglo-saxon désignant les réajustements rétroactifs apportés à une œuvre de fiction dans la conception de sa suite – l’épisode 6 de Watchmen est un tour de force sans précédent dans l’histoire de la télévision. Co-écrit par Damon Lindelof et Cord Jefferson, Cet être extraordinaire cristallise tous les enjeux de la série au gré d’un plongeon vertigineux dans un passé alternatif, miroir à peine déformant d’un siècle d’histoire américaine.
{"type":"Banniere-Basse"}